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mois d’herbe fraîche et de palaï[1]; mais un voyageur doit se contenter d’une voiture de louage. Hâtez-vous donc de monter dans votre cabriolet à quatre roues, et que Dieu vous conduise  ! car l’automate auquel vous êtes confié n’est point habitué à faire usage de son intelligence. C’est une poupée à ressorts qui tourne à droite ou à gauche suivant qu’on la dirige, mais qui trouverait à peine le chemin de son écurie, si, à chaque détour de la route, elle n’entendait résonner à ses oreilles : Silla ! Mano ! — Va de ce côté-ci, mon ami ! maintenant de celui-là ! Muy bien ! — Il nous est arrivé d’employer notre meilleur espagnol pour expliquer à notre cocher que nous désirions aller rendre visite à l’un des conseillers de l’audience royale qui demeurait alors dans le village de San-Miguel. Jugez de notre courroux quand, après deux heures d’une course à fond de train, nous nous retrouvâmes à notre point de départ. Le cocher tagal connaissait fort bien la maison à laquelle nous voulions nous rendre ; mais, n’entendant point au moment voulu le signal d’arrêter, le para sacramentel, la locomotive humaine avait passé outre. Vous voici prévenu ; ce sera donc votre faute si vous vous égarez dans les faubourgs, au lieu d’arriver par la voie la plus prompte à la maison qu’habite le consul de France ou au palais du gouverneur.

La ville de Manille proprement dite est entourée d’un large fossé qu’alimentent les eaux du Passig, et de hautes murailles qui se développent sur un espace de 3,500 mètres. Dix mille habitans sont enfermés dans cette enceinte. La citadelle de Santiago, qui occupe un des angles de la ville, formerait à elle seule une place forte. Les Espagnols ont possédé jadis la singulière activité des zoophytes : partout où leur pied se posait, on voyait s’élever des remparts. La ville de Manille eût pu figurer au nombre des cités dont leur ardeur couvrit en moins d’un siècle les rivages du Nouveau-Monde. Ces imposantes fortifications n’ont point empêché cependant les Anglais de s’emparer, en 1762, de la capitale des Philippines, et confiées, comme elles le sont, à la garde de régimens indigènes, elles seraient d’un faible secours contre une insurrection populaire. Le plus grand inconvénient attaché à ce système de défense, c’est d’obliger les autorités espagnoles à résider dans une ville où la brise du large ne pénètre qu’à regret. Bien que le ciel de Manille n’ait jamais eu la funeste réputation du climat de Batavia, on cite bien peu de gouverneurs des Philippines qui aient pu revoir l’Espagne ; la température étouffée de cette prison militaire a ruiné leur santé et abrégé leur existence. La ville officielle, que n’égaie point l’activité qui s’est réfugiée sur l’autre rive du Passig, a toute la tristesse d’un cloître. Ces rues où se prolongent de longues files de

  1. Palaï est le nom qu’on donne dans toute la Malaisie au riz avant qu’il soit dépouillé de son enveloppe.