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deur. La brise à cette heure est complètement tombée ; aucun souffle ne ride la surface de la baie. Les nombreux navires mouillés à moins d’un mille des jetées entre lesquelles s’épanche le Passig sont immobiles sur leurs ancres ; leurs pavillons pendent le long des drisses sans pouvoir se déployer. Du côté du large, vous n’apercevez qu’une nappe d’eau immense, infinie, dont ce calme profond agrandit encore l’étendue. Quelques barques de pêcheurs se détachent sur ce fond pâle comme de noires constellations ; mais ce n’est point de ce côté que se seront tournés vos premiers regards : vos yeux auront d’abord cherché la ville où revit le souvenir de l’Espagne, où doivent se conserver les riantes traditions de l’Andalousie. Ne vous attendez point cependant à rencontrer ici le coup d’œil pittoresque des blanches maisons de Cadix. De lourds bastions occupent la rive gauche du fleuve et se déploient tristement sur la plage. C’est au-dessus de cette enceinte ennemie de la brise que Manille élève le dôme de sa cathédrale et les toits rougeâtres de ses principaux édifices. On dirait que cette ville emprisonnée se dresse sur la pointe du pied pour aspirer le premier souffle qui lui viendra de la mer. Plus heureux, le faubourg de Binondo s’étend sans contrainte sur la rive droite du Passig. Le soleil cependant monte à pas de géant dans le ciel ; il inonde bientôt de ses feux et la plaine et le calme miroir du golfe ; mille étincelles jaillissent du sein des eaux : sur la plage et jusqu’autour de la cime des arbres ondule comme un flot de poussière lumineuse. Si le calme se prolongeait, on serait suffoqué ; la brise heureusement ne tarde point à rider la surface de la baie, et son premier souffle suffit pour dissiper le charme sous lequel gémissait la nature haletante.

Le moment est venu de quitter la prison où d’inévitables délais ont confiné votre impatience. Le capitaine du port vous autorise à fouler quand il vous plaira le sol des Philippines. L’entrée du Passig, vers laquelle votre canot doit se diriger, est étroite et souvent encombrée par quelque navire qui cherche à gagner son poste le long du quai. Plus d’un abordage imminent vous commandera peut-être de soudaines manœuvres. Évitez surtout le contact des cascos ! Ce sont de lourdes barques qui transportent à bord des bâtimens mouillés sur la rade les divers produits de la colonie. Leur épaisse membrure défierait le choc d’une corvette. Les malheureux bateliers qui les conduisent m’ont souvent rappelé les tourmens de Sisyphe. Le corps penché en avant, ils appuient contre leur épaule une longue perche qui plonge jusqu’au fond de la mer. C’est ainsi qu’ils parcourent sans relâche, pour faire avancer leur barque de quelques pas, toute la longueur de la plate-forme adaptée aux bords extérieurs de chaque bateau. À côté de ces masses inertes, voyez glisser sur le sommet de la vague les légères