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dû lui montrer qu’il s’était trompé. Le poème dramatique ne peut se passer de l’analyse des caractères, du combat des passions ; à mesure que la civilisation se développe, à mesure que l’instruction devient plus générale, le spectateur demande plus impérieusement que la philosophie prenne possession du théâtre. Or M. Ponsard n’a tenu compte ni de son temps, ni de son pays. Il a détaché quelques pages de l’Odyssée, et n’a pas compris la nécessité d’analyser ce qu’Homère s’était contenté d’énoncer. Aussi les spectateurs sont demeurés indifférens, et la chose n’était pas difficile à prévoir. Ulysse, Pénélope, Télémaque, Eumée, sont à peine esquissés. Je vois en eux plutôt des comparses que des personnages. Quant aux passions qui les animent, l’auteur se borne à les indiquer. Dans la crainte de se fourvoyer, il se contente de traduire les passages qu’il a choisis ; mais comment les traduit-il ? Tantôt d’une manière littérale, plate et prosaïque, tantôt d’une manière très infidèle.

M. Ponsard ne paraît pas se douter de l’importance de l’unité dans le style. Tantôt il emploie la périphrase, comme s’il voulait se séparer de la foule ; tantôt il descend aux expressions les plus vulgaires, comme s’il voulait effacer de notre mémoire l’origine et le rang de ses héros. Ainsi non-seulement les personnages n’existent pas en tant que personnages dramatiques, mais la langue qu’ils parlent est une langue bariolée ; non-seulement dans la composition de cette tragédie il n’y a pas trace de philosophie, mais le style ne vaut pas mieux que l’invention. Télémaque, s’adressant à sa mère, lui dit : « Je ne m’oppose pas à cette idée. » Je conçois qu’on s’oppose à la volonté, mais s’opposer à l’idée, n’est-ce pas là tout simplement du jargon ? Eumée, s’adressant à Télémaque, lui dit, en lui montrant Ulysse déguisé en mendiant et couvert de haillons : « pour cet étranger, nous avons devancé les heures du manger. » Est-ce là de la naïveté ? Je laisse au lecteur le soin de répondre.

Nul sous le rapport philosophique, nul sous le rapport littéraire, car cinquante vers bien tournés ne suffisent pas pour obtenir l’approbation des hommes de goût, le poème de M. Ponsard peut-il contenter les antiquaires ? Pour résoudre cette question, il me suffira de rappeler la manière dont il parle des bacchantes. Les suivantes infidèles, pour excuser leur conduite, ne craignent pas de se comparer aux bacchantes. Or, je le demande à tous ceux qui connaissent les mystères du paganisme, est-il permis de voir dans les bacchantes le type de la vie lascive ? pour se rendre coupable d’une pareille bévue, il faut n’avoir jamais lu ni Théocrite ni Virgile ; il faut avoir oublié la mort de Penthée : les bacchantes étaient si amoureuses du plaisir, si passionnées pour le libertinage, qu’elles lapidaient les hommes assez hardis pour vouloir assister à leurs mystères ! Elles étaient donc inhumaines dans le sens le plus rigoureux du mot. Pourtant M. Ponsard n’est pas étranger à l’antiquité : comment donc est-il arrivé à calomnier les bacchantes ? A-t-il cru pouvoir compter sur l’ignorance de l’auditoire ? Ce serait une excuse par trop singulière. Quoique l’étude de l’antiquité ne soit pas à la mode, il se rencontre toujours dans une salle quelques hommes amoureux du passé, qui connaissent les bacchantes autrement que par les chansons de Panard et de Collé, et qui ne vont pas chercher dans les couplets du Caveau le secret des fêtes païennes. En vérité, plus j’y pense et plus j’ai peine à m’expliquer une telle étourderie, car je ne veux pas croire que M. Ponsard ignore la mort de