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l’ame humaine, mais qui ne possède pas cet œil subtil et pénétrant semblable à celui du lynx au moyen duquel Novalis pénètre dans les profondeurs de la terre et assiste à la combinaison des pensées morales. Comme critique, il a plus d’intelligence que d’originalité véritable; il comprend tout très rapidement, mais on ne voit pas qu’il ait de préférence marquée. Sterling manque de force et de personnalité; tout prend chez lui les couleurs de la jeunesse et de l’aurore; ses images ressemblent à des lumières rosées tombant sur de minces surfaces d’albâtre éblouissant de blancheur, et ses pensées glissent, apparaissent et disparaissent comme des îles verdoyantes qui flotteraient sur la mer. Tout chez lui est à l’état de pur sentiment, et les instincts robustes ne dominent pas.

Maintenant nous prendrons congé de John Sterling et de son célèbre biographe. M. Carlyle nous est sympathique à bien des titres et entre autres à celui-ci : c’est que, de tous les écrivains, lui seul a pu donner une réponse approximative aux questions que nous nous étions posées. Là est le service qu’il a rendu à une foule d’esprits de notre temps et dont, pour notre part, nous lui sommes reconnaissans. Il nous a enseigné à nous défier de bien des choses, — à en mépriser un certain nombre d’autres, à savoir distinguer une pensée d’une formule, ce que des gens même très illustres ne savent pas faire, à ne compter qu’avec les faits et à ne tenir aucun compte des théories et des axiomes intitulés principes, qui ne sont le plus souvent que des chimères relevant de la volonté pervertie ou faussée d’un sectaire, ou de l’imagination et de la subtilité d’un esprit astucieux et trompeur. Depuis que nous l’avons lu, nous savons qu’il existe, parmi les politiques, les philosophes et même ailleurs, deux classes d’hommes: les uns, qui poursuivent un but personnel, égoïste et momentané, et dont nous devons nous défier; les autres, qui poursuivent un but humain et éternel, et auxquels nous devons nous soumettre. Carlyle, très partisan du respect, n’en est pas un partisan aveugle, comme on voit; il nous apprend qu’il est des hommes à qui il est impossible de l’accorder sans lâcheté, et qu’il en est d’autres à qui on ne peut le refuser sans crime. Toutes ces pensées, et bien d’autres encore, nous les avons trouvées, chez lui, exprimées sous une forme singulière, mais vibrante et familière, qui va directement à l’ame et la force de s’étonner. Parmi tous les hommes qui font profession de penser aujourd’hui, c’est celui que nous préférons, et c’est le seul qui nous paraisse réellement sérieux, parce que c’est le seul auquel nous puissions, sans crainte, sans réticence et sans avoir besoin de recourir à des commentaires et à des distinguo de tout genre, attribuer une entière bonne foi.


EMILE MONTEGUT.