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se résigner à chauffer leurs succès, comme on dit en argot littéraire. Les hommes de cette sorte manquent d’esprit d’intrigue et de bassesse, travaillent avec persévérance, vivent inconnus, meurent obscurs et s’en soucient peu. Dès-lors à quoi bon entreprendre une biographie détaillée de quelqu’un de ces personnages condamnés à l’oubli? pourquoi troubler le repos de leurs cendres et faire apparaître leur spectre devant le public? Quelques lignes nécrologiques dans le coin d’un journal ne suffisent-elles pas? Carlyle ne l’a pas pensé, et pour trois raisons. La première raison est toute systématique et dérive de ses opinions sur la biographie, qui lui paraît le meilleur cours de morale et de philosophie qu’il soit possible d’offrir au public, un cours de morale relevant directement de la vie, vérifié et justifié à chaque instant par les faits et l’expérience. « L’homme est toujours intéressant pour l’homme, » a-t-il répété bien souvent, et rien ne nous semble plus vrai. « J’ai souvent remarqué qu’une esquisse véridique de l’homme le plus humble, qu’un récit de son pèlerinage à travers la vie, sont capables d’intéresser le plus grand des hommes; que tous les hommes étant frères à un certain degré, peu appréciable d’ailleurs, la vie de chaque homme se présente comme l’emblème étrange de la vie de chacun de nous, et que les portraits, lorsqu’ils sont excellens, sont, de toutes les peintures suspendues à nos murailles, celles qui nous vont le plus au cœur. Les avertissemens et la moralité contenus dans cette petite œuvre ne manqueront donc pas de se présenter au lecteur, s’il sait lire honnêtement. » La biographie, telle que Carlyle la comprend, n’est donc pas seulement un cours de morale, elle est une œuvre d’art. Qui n’a pas éprouvé, en effet, l’impression profonde que nous laissent les portraits des vieux maîtres, et qui n’a pas mille fois détourné les yeux de quelque grande page historique ou sacrée pour aller contempler quelqu’un des portraits de Titien ou de Van Dyck? Une bataille, un massacre, un fait quelconque reproduit sur la toile, ne me reproduisent jamais qu’un fait, une bataille ou un massacre. Ces visages au contraire, avec leurs rides, leurs yeux farouches ou doux, leurs lèvres méprisantes ou calmes, leur tête hautaine ou souriante, m’expliquent non-seulement tous les faits de leur vie, mais ils font soudain apparaître ceux même qui étaient en germe en eux et qui n’ont pas pu éclore : chacune de ces rides cache une ruse diplomatique, ces regards annoncent des batailles sans nombre. Les portraits. en un mot, doivent toute leur excellence à ceci : c’est qu’ils nous racontent non-seulement ce qui a été, mais ce qui aurait pu être; ils nous font sentir toutes les capacités latentes de l’individu, tout le travail intérieur, toute la partie mystérieuse de l’homme, la meilleure, c’est-à-dire celle qui n’est pas encore parvenue à pouvoir s’exprimer et s’incarner dans un fait concret, authentique. La théorie de Carlyle sur la