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alors légèrement attaquée, et tous les regards se portaient déjà de ce côté, quand d’un pli de terrain, d’une ravine boisée, vers la gauche, partirent des cris, des hurlemens. Au même moment, deux mille Kabyles bondissent furieux sur les chasseurs. Le commandant Canrobert aussitôt rallie la section de carabiniers et s’élance contre l’ennemi. Surpris d’une telle audace, celui-ci hésite, et nos chasseurs peuvent atteindre le sommet d’un plateau rocheux et boisé d’une bonne défense. Ils tiendront là jusqu’à l’arrivée du renfort que la fusillade fera venir du camp de Bâl. Reculer, traverser le ravin est impossible; ce serait vouer à la mort la moitié de la troupe et doubler la confiance des Kabyles. Les tirailleurs s’embusquent : deux réserves les appuient, prêtes à courir où besoin serait. Les balles kabyles s’abattent sur le plateau; c’est une grêle. Les chasseurs d’Orléans, accroupis contre terre, ménagent leurs munitions et visent à coup sûr; chaque cartouche porte la mort; le commandant Canrobert encourageait les soldats, les animait de sa parole. Cette défense acharnée irrite les Kabyles; l’ivresse furieuse de la bête fauve les gagne; ils se ruent contre la troupe, s’efforcent d’enlever les soldats corps à corps : alors la baïonnette joue à son tour, et le large sabre décime ces sauvages. Cependant les rangs s’éclaircissent : déjà Gilmaire et Bommont, deux braves sous-officiers, ont été frappés au cœur, huit autres cadavres sont étendus dans la petite clairière, et vingt blessés témoignent de l’ardeur de la lutte. Tous ces hommes grandissent avec le danger. Le sergent Lajus voit des chasseurs compromis; il s’élance, les dégage, tombe blessé deux fois et doit lui-même la vie au clairon Danot[1], dont la baïonnette tue trois Kabyles à ses pieds. Les capitaines Esmieu de Cargauet, Olagnier, Choppin sont partout. Chefs et soldats, sûrs d’eux-mêmes, vengent leurs pertes dans le sang ennemi. Enfin, derrière le contre-fort de la montagne, on entend le clairon qui sonne la charge et répète le refrain du bataillon : c’est la compagnie du lieutenant Bonnet soutenue par l’infanterie de ligne du lieutenant-colonel Ciaparide. En débouchant, le lieutenant Bonnet juge le terrain d’un coup d’œil, et, sans attendre des ordres, prend en flanc les Kabyles. Ceux-ci le croient suivi de toutes les troupes du camp : ils s’arrêtent. Le commandant Canrobert a vu leur indécision. Une compagnie garde les morts et les blessés sur les plateaux; le reste de la troupe prend l’offensive, charge à la baïonnette,

  1. Ce clairon était resté au 5e chasseurs d’Orléans. Le 4 décembre 1851, le général Canrobert avait, à Paris, sous ses ordres son ancien bataillon. Il retrouva Danot, et, voulant le faire décorer, le prit avec lui pour sonner ses commandemens. Arrivé au boulevard poissonnière, le clairon se tenait contre le cheval du général au moment de la fusillade la plus vive. Ce bon soldat, qui avait échappé aux dangers de l’Afrique, tomba frappé d’une balle française aux pieds de son chef, à deux pas de la maison où demeurait sa famille.