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en aide à l’influence latine. C’était aussi la langue de la religion, la langue de la science, et le moyen-âge n’était pas tellement occupé aux grandes guerres, que la race savante ne pût s’organiser et élever la voix pendant les loisirs de la paix.

Ce qui donnait encore et surtout une force irrésistible aux traditions classiques, c’est qu’elles représentaient l’expérience : c’était le code d’un goût littéraire déjà éprouvé par la longue vie de tout un peuple et d’un grand peuple. Elles étaient sûres d’elles-mêmes après avoir créé tant de merveilles ; elles présentaient un corps complet, et, à côté de ces tentatives naïves d’art et de style, elles paraissaient comme un rayonnement de la splendeur éternelle du beau ; elles représentaient aussi la régularité dans sa lutte contre l’originalité, et la régularité l’emporte toujours, car elle a pour elle la durée, la continuité ; elle peut devenir une science, un corps, une rhétorique ; l’originalité n’est jamais qu’un fait, et, comme doctrine littéraire, une série de faits impossibles à coordonner.

Aussi, chez les peuples méridionaux, la lutte ne fut pas longue ; les mœurs et les monumens antiques y avaient laissé des ruines trop considérables, et les racés barbares ne s’implantèrent pas en Italie et en Espagne de façon à combattre victorieusement l’influence romaine. Cependant il n’en fut pas de même dans les Gaules ; les races aborigènes ou conquérantes y étaient aussi fières, aussi dominatrices que la race romaine. Les Gaulois n’avaient jamais été complètement soumis, et leur nationalité, entretenue par des révoltes fréquentes, n’avait pas été absorbée. Les Francs, eux aussi, possédaient un génie inflexible ; l’éblouissement causé par la grandeur romaine produisait peu d’effet sur eux ; le loisir et la mollesse, armes ordinaires par lesquelles la civilisation dompte les barbares, n’avaient pu les saisir. Puis le génie romain, qui était de race méridionale, devait s’introduire plus difficilement chez ces races du Nord, et enfin les instincts originaux des tribus barbares étaient ravivés, comme retrempés dans leur essence, par les invasions des peuplades germaines qui venaient renforcer leurs frères dans la Gaule. La langue romane semblait retomber toujours sous le poids des élémens nouveaux qui venaient s’ajouter : c’étaient d’abord les influences gauloises, celtiques et romaines qui se battaient entre elles, puis les Francs qui arrivaient au nom de la conquête, et, quand tout cela s’était à peu près arrangé par transaction, les vainqueurs imposant aux vaincus, comme signe de servage, leur phraséologie guerrière, les vaincus se vengeant en avilissant les expressions nobles du langage des conquérans, survenaient de nouveaux étrangers, Germains ou Normands, qui remettaient le trouble. Le clergé chantait, parlait, prêchait en latin, l’aristocratie guerrière soutenait le théotisque, le populaire s’obstinait au roman rustique. C’était au milieu de ces élémens en fusion que la tradition classique se tenait aux aguets, attendant la langue nouvelle qui devait sortir de ce désordre, le génie original qui naîtrait de ces élémens vivaces, pour les pousser dans son cadre et dans ses formules. Ce génie et cette langue ne devaient pas toutefois se livrer sans résistance, et l’histoire de cette lutte suprême entre la tradition et l’originalité, — histoire, peu connue et que la vie d’un poète aujourd’hui trop oublié nous aidera peut-être à rajeunir, — forme un des chapitres les plus curieux de nos annales littéraires.