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marabout de Si-Aïssa-ben-Daoud. — Ils racontent, les maudits, afin d’augmenter son renom, qu’un prodige du ciel s’accomplit dans ce lieu. Comme il causait avec les siens en sa tente, un homme e de la montagne voulut lui parler. Le chaous, sur l’ordre du Bou-Maza, le fit entrer. Alors, prenant son pistolet et lui montrant le canon, le Kabyle dit : — Les gens m’ont assuré que tu t’annonces envoyé de Dieu. Dans ta course, plus rapide que celle du lion, tu dois rassasier les vautours des cadavres des chrétiens; un fleuve de sang les rejettera dans la mer, d’où ils sont venus. Je veux savoir la vérité. Si tu viens d’en haut, ce pistolet sera sans force contre toi; si tu as menti, la balle qu’il renferme dévoilera ton imposture. — Le Bou-Maza, se levant, répondit : — Que la preuve de la vérité soit donnée ! — Le Kabyle alors arma son pistolet, lâcha la détente; mais le pistolet resta muet. Trois fois il en fut ainsi, et trois fois, disent ces menteurs, le pistolet ne partit point. Ces récits courent le pays; beaucoup croient et tous espèrent. »

L’homme des Sbéahs parlait encore, quand le chaous du bureau arabe vint le chercher; les lettres étaient prêtes; il allait repartir en courrier pour la colonne d’Orléansville. Nous restâmes seuls dans la tente.

— Que penses-tu de tout cela, Mustapha? lui dis-je.

— Moi. rien de bon. Je vous connais trop bien pour douter que votre bras ne l’emporte; mais le trouble vous viendra par cet homme, car le cœur de l’Arabe est tortueux. Peut-être maintenant parviendrez-vous à étouffer le feu.... J’en doute. Le tison restera enfoui sous la terre, et, dans les temps qui s’avancent, il faudra du sang pour l’éteindre. Voilà deux années que les Arabes ont la paix et de belles récoltes. Le repos leur pèse, ils courront à ce prophète.

— Tu le crois ?

— Oui.

— Mais qui les porte ainsi au trouble?

— Tu le sais bien, car tu connais les croyances qui les agitent et tout ce qu’ils attendent. Pour moi, je ne puis m’empêcher de rire quand je les entends; mais tous n’ont pas vécu près de vous, et l’erreur est leur vêtement.

Mustapha-ben-Dif avait raison. — Quand je le quittai, tout en traversant le bivouac enseveli déjà dans le repos, je songeais aux difficultés sans cesse renaissantes, à cet édifice dont la base semblait reposer sur un sable mouvant toujours près de s’effondrer sous nos pas. Avec les Arabes, en effet, nous n’avons pas seulement à lutter contre les instincts guerriers; la superstition religieuse et les prophéties[1],

  1. Bien des années avant notre venue, un saint marabout, Si-Akredar, l’avait annoncée en ces versets qui couraient le pays :
    « Leur arrivée est certaine dans le premier du 70e, car, par la puissance de Dieu, je suis instruit de l’affaire. Les troupes des chrétiens viendront de toutes parts; les montagnes et les villes se rétréciront pour nous. Ils viendront avec des armées de toutes parts, fantassins et cavaliers; ils traverseront la mer.
    « Ils descendront sur la plage avec des troupes semblables à un incendie violent, à une étincelle volante.
    « Les troupes des chrétiens viendront du côté de leur pays; certes, ce sera un royaume puissant qui les enverra.
    « En vérité, tout le pays de France viendra. Tu n’auras pas de repos, et la cause ne sera pas victorieuse. Ils arriveront tous comme un torrent pendant une nuit obscure, comme un nuage de sable poussé par les vents.
    « Ils entreront par la muraille orientale.
    « Tu verras les chrétiens venir tous dans des vaisseaux.
    « Les églises des chrétiens s’élèveront, la chose est certaine; tu les verras répandre leur doctrine. »
    Notre venue dans le pays était prédite, notre départ est également annoncé, et Si-Aïssa-el-Lagrhouati, autre marabout vénéré, l’a confirmé en ces termes ;
    « Publie, ô crieur, publie ce que j’ai vu hier en songe! La calamité qui viendra est un mal qui surpassera tous les maux imaginables; les yeux n’ont rien vu de pareil. L’homme abandonnera son enfant. Il nous viendra un bey soumis aux chrétiens. Son cœur sera dur; il se lèvera contre mon maître, d’origine noble, dont le cœur est doux, qui est beau et prudent, et dont le commandement est juste.
    « Publie, dis : Tranquillisez-vous, celui qui est arrivé les a dispersés; ils se sont réfugiés derrière l’étang salé, ils sont montés sur la cime du Kahars; les chrétiens ont quitté Oran. »