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et la mort clandestine du jeune Yvan, non moins puissant à l’intérieur, aidant diversement de son pouvoir spirituel Mme de Pompadour et le duc de Choiseul, l’opposition philosophique et le chancelier Maupeou, cet homme unique enfin qui, dans la molle et inégale oppression du temps, sous cet arbitraire de cour bien dépassé depuis, entre la Bastille, les parlemens et les censeurs royaux, fut la liberté vivante de la presse, infatigable et effréné comme elle, parfois comme elle injuste, outrageant, impur, mais aussi comme elle généreux, humain, secourante et offrant à tel jour, à telle heure, contre certaines erreurs de la puissance ou de l’opinion, un refuge, un appui que rien dans le monde ne remplace. Heureux si, aggravant bien des fautes par un délit sans excuse et indigne de la raison moderne, Voltaire n’eût pas, dans un poème trop célèbre, appelé la licence des mœurs en aide aux succès du talent, et blessé du même coup les deux choses les plus saintes, le patriotisme et la pudeur, comme le disait, il y a quelques années, dans cette enceinte[1] une voix éloquente que j’y cherche inutilement aujourd’hui !

Sans doute, une grande part de Voltaire, et singulièrement son universalité, non pas de génie (cette universalité prétendue n’appartient à personne), mais d’influence, ont été, dès le premier moment et sous l’impression même d’une si grande perte, vivement retracées par Ducis, son successeur à l’Académie ; mais si, comme on l’a dit et comme de notre temps on ne se lasse pas de le prouver, l’histoire est toujours à faire, cela est vrai surtout de l’histoire des lettres, où les tentatives nouvelles du talent, les disputes des écoles, les prétentions du paradoxe et les démentis de l’expérience font incessamment découvrir des points de vue négligés dans l’art, des enseignemens utiles pour le présent, des encouragemens à la vraie nouveauté, des préservatifs contre la fausse et stérile hardiesse, et toute une étude d’imagination et de goût à faire pour l’avenir sur les monumens du passé. Le jugement porté par Ducis, au bruit de l’apothéose qui venait de couronner Irène, laissait beaucoup à dire sur le caractère de génie du poète, de l’historien, du critique, du polygraphe, et ce discours n’a pas acquitté la dette de l’Académie envers un tel nom et envers la vérité, supérieure à tous les noms.

Naguère nous avions l’espérance que cette obligation serait dignement remplie par un membre de l’Académie, jeune encore, qui, par attrait de sympathie spirituelle, avait fort étudié Voltaire, en avait partout recueilli les traces, à Potsdam comme a Londres, et qui, dans la bibliothèque de l’Hermitage, près de Saint-Pétersbourg, avait pu

  1. M. Victor Hugo, dans une délibération intérieure de l’Académie, touchant la question de mettre au concours l’éloge de Voltaire, lequel ne fut proposé et couronné, en 1840, que sous le titre de Discours sur Voltaire.