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Un soir, Emma Marsden était seule avec sa belle-soeur. Celle-ci s’était assoupie : elle ouvrit tout à coup les yeux.

— Priez donc Margaret de chanter encore, dit-elle…

— A quoi songez-vous ? repartit Emma… Personne ici n’a chanté.

— Oui… vous avez raison !… Je croyais cependant bien entendre ma chère Margaret et sa chanson favorite, le Pays de loyauté… Et tenez, il me semble encore… Mais n’est-ce pas le bruit des eaux de la Linn… se heurtant aux rochers d’Aspendale ?

— C’est le Rhône, chère amie… Vous savez qu’il passe sous nos fenêtres…

— Sans doute, sans doute… Vous avez encore raison, ma bonne Emma ;… c’est moi qui divague… Mais qu’ai-je donc ce soir ?… Bonne sœur, sans vous effrayer, appelez quelqu’un !… Je me sens bien mal, bien plus mal !…

Emma n’eut qu’à jeter les yeux sur Eleanor pour se convaincre qu’elle disait vrai ; aussi revint-elle de la chambre voisine, après avoir demandé du secours, son livre de prières à la main. Comme elle s’agenouillait au chevet de sa belle-soeur

— Dites à Godfrey… quand il reviendra… murmura Eleanor…

Et il devait revenir le soir même !…

— … Dites-lui, reprit-elle avec un effort, que je le remercie… Nous ne nous sommes pas toujours bien compris… mais je le remercie néanmoins… Qu’il le sache… à son retour !…

La femme de chambre appelée par Emma venait d’entrer ; Eleanor se souleva dès qu’elle la vit.

— Soutenez-moi, lui dit-elle… et, levant les yeux vers le ciel étoilé - Emma, continua-t-elle d’une voix plus assurée et avec une expression d’extase épandue sur tous ses traits… Emma !… je vois mes enfans !… je les vois comme je vous vois… là, là… mon doux Clephane, mon gentil Frédérick… Ils m’attendent… Comment se peut-il ?… Si près… si près et si loin !

Le sourire extatique flotta un moment encore sur les lèvres de la mourante ; — il s’effaça en partie, — puis il y resta fixé comme par un pouvoir mystérieux. Le corps s’appesantit dans les bras qui le soutenaient… Eleanor commençait à ne plus souffrir.

Quand Godfrey rentra chez lui, deux heures après, il trouva sa femme en pleurs auprès du lit funèbre. À peine le vit-elle qu’elle se hâta de comprimer ses sanglots. Lui-même ne pleura point ; mais son regard s’arrêta, triste et morne, sur cette beauté qui n’était plus.

Après quelques minutes de réflexion, il se retourna vers sa femme.

— Tout est pour le mieux, dit-il. La volonté de Dieu sera faite. Faible comme nous avons vu cette femme contre les inspirations du mal, nous devons penser qu’elle échappe à de bien grands périls.