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mais il eût regardé comme assez malséant de laisser percer une méfiance quelconque. Et d’ailleurs, à vrai dire, dégoûté des scènes de jalousie par celle que nous avons racontée plus haut, il aimait à se reposer sur cette consolante idée, que sa femme, de glace pour lui, n’était accessible à aucun sentiment exalté, bien que susceptible de caprices romanesques, dépensés sur son album ou dans le secret de ses rêveries.

Maintenant, pourquoi David Stuart n’était-il point retourné en Amérique ?… Ses réflexions d’abord l’en avaient détourné. Il n’est pas aussi facile qu’on pourrait bien le penser, — quand on n’a d’autre grand intérêt dans ce monde que l’attachement d’un être d’élite, — de s’en séparer, et d’aller vivre à mille ou quinze cents lieues de ce cœur vivant pour vous et de vous. Il n’est pas aisé non plus de laisser sous une protection douteuse et malhabile, — pour ne rien dire de plus, — une femme jeune et belle dont on a développé l’esprit, formé les idées, et qui vous regarde comme son meilleur appui, étayant sa faiblesse à votre force, ne voyant guère, dans telle ou telle circonstance critique, d’autre secours efficace que celui de votre dévouement. Enfin le hasard était venu en aide aux résolutions indécises de David Stuart en faisant mourir assez inopinément un sien cousin à peine âgé de vingt-deux ans, qui se rompit le cou en revenant d’une course de chevaux, son léger véhicule (dog-cart) ayant versé sur un tas de pierres. Il se tua sur place, et laissa sans le savoir à son cousin David, qu’il n’avait jamais vu, un joli domaine situé non loin de Dunleath. On l’appelle Ardlockie.

David Stuart avait assez vécu pour savoir que cet incident, — heureux ou malheureux, selon qu’on voudra l’envisager, — changeait complètement sa position vis-à-vis du monde. Autre chose était le banqueroutier réhabilité, revenu d’Amérique, prêt à repartir, sans assiette sociale, sans relations, sans propriétés bien assises et bien évaluées ; autre chose le gentleman de comté, d’une famille bien connue, ayant glorieusement réparé quelques torts de jeunesse, pourvu d’un revenu comfortable, avec du beau bien au soleil, admis sur le pied d’égalité à Lanark-Lodge et à Penrhyn-Castle.- Sévère pour l’un jusqu’à l’injustice, l’opinion serait pour l’autre indulgente jusqu’à l’oubli le plus complet. Rassuré là-dessus, David Stuart avait perdu la meilleure raison qu’il eût pour s’expatrier de nouveau. Il s’était donc établi dans son petit manoir d’Ardlockie, et il est inutile de dire qu’il y séjournait rarement. Presque toujours à cheval, se partageant entre ses voisins, il avait adopté le genre de vie qui lui permettait le mieux de venir fréquemment réclamer l’hospitalité de Penrhyn-Castle.

Mieux eût valu sans doute, pour Eleanor et lui, s’interdire de si fréquentes entrevues ; mais que cet effort de raison eût coûté - à leur mutuelle