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joyeuse au fond, mais embarrassée du secret qu’elle avait à lui dévoiler, si belle qu’elle eût semblé à tout autre, cette fois il demeura insensible à tant de graces. Sa vue fit sur lui l’effet des banderoles éclatantes agitées devant le taureau des lices espagnoles. Il s’élança vers elle, qui hésitait au seuil de la porte ; il la saisit par le bras en l’attirant dans la chambre comme s’il se fût agi d’un enfant rebelle. Durant cette espèce de lutte, le chapeau d’Eleanor tomba derrière sa tête, ses beaux cheveux se déroulèrent sur ses épaules. Elle poussa un cri, un seul, vibrant, aigu, aussitôt arrêté. Ce cri fit lâcher prise à sir Stephen. Sa femme alors tomba plutôt qu’elle ne s’assit dans un fauteuil qui se trouvait près d’elle. Elle regardait avec une sorte d’horreur la face empourprée de son mari.

— Ah ! vous avez peur, lui dit-il enfin… Cela se comprend… Vous conduire ainsi, c’est jouer votre vie.

Mais cette fois, devant cette force prête à l’anéantir, devant ces menaces écrasantes, Eleanor ne faiblit point. Avec une amertume que le désespoir seul pouvait donner à ses paroles :

— Oh ! répondit-elle, je n’ai peur de rien… Vous ne pouvez que me tuer.

Puis elle ferma les yeux, et sir Stephen pensa qu’elle allait perdre connaissance ; mais non. Bien qu’une pâleur livide fût répandue sur ses traits, bien que ses lèvres mêmes eussent pris la teinte et la froideur du marbre, elle parla. Sir Stephen crut entendre un fantôme irrité :


« Écoutez-moi, lui dit-elle d’un ton sévère, — et il écouta immobile. — Je devine parfaitement ce qui s’est passé. Votre sœur vous a répété à sa manière, avec ses idées, ce que vous auriez mieux appris d’une bouche amie. Je sais que j’ai mal agi en vous cachant le vrai nom de M. David Stuart… Je l’ai fait par compassion, par sympathie pour une timidité que je comprenais tout en la déplorant ;… je l’ai fait par affection pour un homme qui m’a servi de père ;… je l’ai fait parce que je n’y voyais aucun préjudice pour qui que ce fût ;… je l’ai fait dans l’entraînement de la joie que me causait son retour inespéré Je n’ai bien compris ma faute qu’après vous avoir écrit. Alors il était trop tard… Je ne pouvais plus reculer… »

Elle ajouta, mais en précipitant ses phrases jusque-là fort lentes et fort nettement accentuées :

« Je n’ai pas autre chose à me reprocher… Vous ne m’empêcherez pas de me réjouir de ce qu’il vit encore, de ce qu’il a réparé en partie les malheurs de sa jeunesse… Aucune violence n’obtiendra cela de moi… Du reste, le duc voulait être le premier à vous parler de tout ceci… J’ai eu tort de le devancer près de vous… »

Il l’avait écoutée en silence… Il n’avait pas pu ne pas croire ce qu’elle lui disait ainsi, avec un accent que le mensonge n’imita jamais.