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chevelure mouillée. Un dernier effort, et le frère de Clephane peut être sauvé… Cet effort suprême, sir Stephen l’aura vainement demandé à ses muscles athlétiques. Il arrive, épuisé, à demi mort, sur la grève où il demeure gisant et sans connaissance. On le relève, on lui rend peu à peu la vie. Il ouvre les yeux : Frédérick est là, couché près de lui ; mais Frédérick n’a pas rouvert ses beaux yeux noirs. Frédérick est allé rejoindre Clephane. Eléanor n’a plus d’enfans !…

Morts tous deux, morts comme David Stuart ! Comment ne les suivit-elle pas ? et quels étranges trésors de facultés vitales Dieu ne met-il pas au fond des ames qu’il veut éprouver par la douleur ?

Eleanor survécut à ce coup terrible, mais comme une mère peut y survivre : débris d’elle-même, être désormais passif, portant avec indifférence le poids d’une existence sans intérêt et sans but. Après les premières étreintes d’un désespoir violent comme lui, sir Stephen avait mieux repris à la vie. Aussi bien lui restait-il, à défaut de cette femme qu’on pouvait dire morte, à défaut de ces deux enfans victimes de son imprudence, des objets à chérir, des êtres dont il était l’espérance et l’appui.

Ln soir d’automne, en revenant de sa promenade quotidienne à travers les bois, Eleanor s’arrêta, fatiguée, auprès de la lodge. Ses pas légers n’avaient point trahi son approche. Un bruit de voix attira son attention. Un regard oblique qu’elle jeta sur l’intérieur du pavillon habité par Bridget Owen lui montra cette jeune femme assise auprès de sir Stephen, qui lui avait pris la main et qui pleurait en lui parlant. Tout à coup il s’interrompit, repoussa la main de Bridget, et, saisi d’une espèce de désespoir, s’abandonna sans contrainte aux douloureux souvenirs qui l’oppressaient. Muette jusqu’alors, Bridget se prit à pleurer aussi, et, se précipitant vers son amant dont elle baisait avec énergie la tête frémissante

— Croyez-vous donc, lui dit-elle à voix haute, croyez-vous que je ne partage pas votre chagrin ? Croyez-vous que je ne plaigne point leur mère, la mère de ce Frédérick qui vous tient si fort au cœur ? Pensez-vous que, pour rappeler à la vie ce pauvre innocent agneau, je ne donnerais pas une coupe pleine de mon sang ?… Oui, trompée comme je l’ai été par vous, je donnerais pour vous le rendre… jusqu’à mon anneau de mariage… si j’en avais un.

Cédant alors à la contagion passionnée de ces paroles, sir Stephen attira Bridget sur son cœur, et là, tandis qu’il la tenait étroitement pressée contre lui :

— Je voudrais, lui disait-il, n’avoir jamais eu cet enfant que tu m’as vu tant pleurer… je voudrais, chère fille, n’avoir jamais possédé que toi et les gages de ton amour !…

Eleanor entendit ces paroles ; elle entendit sir Stephen regretter de