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pâlir certain jour où il apprit que miss Raymond, après sa seconde saison de bal, allait retourner à la campagne. Sans même prendre le temps d’ôter ses bottes et sa redingote de chasse, il accourut à une heure indue chez le duc de Lanark, le frère de lady Margaret Fordyce, et lui confia ses intérêts, le suppliant de parler pour lui à miss Raymond. Il ne reçut de celle-ci qu’un ajournement assez froidement poli. M. David Stuart était à ce moment à Marseille, où quelques affaires l’avaient appelé. On devait attendre son retour, et prendre ses conseils avant de, rien résoudre. Ainsi fut éconduit l’amoureux baronnet.

David revint peu après, plus triste et plus découragé qu’à son premier voyage. Godfrey, chargé de ce soin par lady Raymond, lui transmit la demande de sir Stephen. Le frère d’Eleanor, toujours soupçonneux, espérait surprendre à cette occasion les secrets sentimens du jeune tuteur pour sa riche pupille. Il avait cru deviner que David n’apprendrait pas sans un vif souci le désir, exprimé par tous les parens d’Eleanor, de la voir accepter un parti si convenable, si brillant. Son attente fut déçue. David admit sans peine qu’il était temps de marier miss Raymond, et qu’aucune objection sérieuse ne pouvait être élevée contre le prétendant qui s’offrait. Toutefois il n’entendait contraindre en rien le choix de sa pupille, et voulait savoir d’elle-même si les offres de sir Stephen lui paraissaient acceptables.

Ce fut avec un tremblement mal contenu, avec une angoisse secrète, mal dissimulée sous un menteur enjouement, qu’Eleanor écouta son tuteur lui vanter les avantages solides de l’alliance proposée. Trop intimidée pour lui répondre longuement et peu disposée à lui faire connaître les vrais motifs de son refus, elle prit Shakspeare pour interprète, Shakspeare que David lui lisait souvent. Ouvrant le livre à cette scène où la riche comtesse Olivia rejette les vœux du duc d’Illyrie, elle lui montra du doigt ces vers tant de fois cités

Your lord does know my mind, etc.[1]


— Ainsi, lui dit-il… cet homme, vous ne l’aimez point ; vous ne voulez point l’épouser ?

— Non, je ne l’aime point… Il me serait impossible de l’aimer alors même…

  1. Ton maître me connaît ; il ne saurait me plaire.
    Je le crois vertueux : sa race qu’on révère,
    Ses talens, sa bravoure, enfant, je les connais.
    Je sais bien mieux encor ; je sais que la nature
    Le combla de ses dons… Pourtant, je te le jure,
    Je ne pourrais l’aimer. Voici déjà long-temps
    Qu’il devrait s’en douter…
    (Twelfth Night or What you will, act. Ier, sc. V)