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virile et cet esprit cultivé qui lui assuraient facilement des succès de salon, mais surtout et avant tout ce qu’il avait de plus réellement aimable, la grace d’une infortune noblement portée, l’éclat d’une intelligence à la fois poétique et positive, la séduction irrésistible de quelques rares momens d’abandon dont elle avait en quelque sorte le monopole, et auxquels la réserve habituelle de son jeune tuteur donnait toute la valeur d’un hommage exclusif. Elle l’aimait du reste comme on aime souvent à seize ans, sans trop prendre souci de cette passion naissante et sans interroger l’avenir, sans demander même au présent des réponses précises, s’abandonnant au charme, obéissant au destin, ne doutant guère qu’il n’intervienne à propos, l’heure venue, et n’achève ce qu’on croit décrété par lui.

Vers cette époque, c’est-à-dire avant que rien fût encore survenu qui pût fixer ces vagues entraînemens et les révéler à Eleanor elle-même, son tuteur la quitta pour un voyage de quelques semaines. Bientôt après, elle reçut de lui une lettre qui, l’encourageant à reprendre seule le cours des études qu’ils faisaient en commun, lui annonçait que leur séparation durerait quelque temps encore. La banalité affectueuse de cette lettre, la première qu’elle eût reçue de David Stuart, étonna et froissa le cœur d’Eleanor. Sans bien se rendre compte de ce qu’elle éprouvait, il lui sembla que d’autres mots, plus sentis, auraient dû exprimer un regret plus vrai de cette absence prolongée. Elle pleura sur le chiffon de vélin qui venait, comme porté par un souffle glacial, heurter les tiges frêles de ses illusions en fleur, et pourtant ce chiffon mouillé de larmes alla prendre place dans une petite cassette de bois de sandal, à côté de vingt autres insignifians écrits tracés par la même main, lus, relus chaque jour par les mêmes beaux yeux, souvent humides.

Quelques mois s’écoulèrent ; David revint. Eleanor, se jetant sur son cœur, le sentit tressaillir, et crut discerner dans sa voix, toujours affectueuse, un tremblement inaccoutumé. Il semblait harassé ; sa pâleur était extrême. Il se remit pourtant, car Godfrey Marsden avait les yeux sur lui, Godfrey, devenu presque odieux à sa jeune sœur par la façon âpre et sèche dont il parlait, en toute occasion, de cet étranger introduit au sein de la famille avec une autorité si grande, une si effrayante responsabilité.

Peu de jours après, le tuteur et la pupille, à la fin d’une longue promenade, étaient assis sur le bord d’une jolie rivière, la Linn aux flots écumeux. La pureté de l’air et du ciel rayonnant et bleu sur leurs têtes ombragées, la durée de leur vagabonde causerie, tout, jusqu’à leur commune lassitude, jusqu’au bien-être du repos qu’ils goûtaient ensemble, provoquait les épanchemens et la confiance. Eleanor, poussée par, un irrésistible élan, se prit à penser tout haut.