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moral, ils deviennent chimériques ; leurs opinions prennent des proportions monstrueuses ; ils enfantent des prodiges d’étrangeté et de déraison. Au sein de ces sociétés si tranquilles en apparence et si amoureuses de leur tranquillité, on voit se produire des monstres et des crimes sans nom. Les facultés du discernement et du jugement, ne s’exerçant plus, sont remplacées par un instinct tout matériel, par une sorte de flair qui fait très vite distinguer à chacun quiconque est aussi sot, aussi méchant ou aussi vicieux que lui. Une sorte de compagnonnage remplace la société. Les hommes se cherchent, s’assemblent, s’unissent et s’aiment à la manière des animaux ; mais c’est au sein de la famille que cet isolement moral produit des épisodes et des drames douloureux. Là le fils regarde le père avec étonnement, comme on regarde un objet d’une civilisation détruite ; le père s’étonne, de son côté, d’avoir pu mettre au monde un être énigmatique auquel il ne comprend rien ; les frères, poursuivant chacun sa chimère, se quittent sans affection ; à chaque instant, la scène de Cham riant de son vieux père se reproduit, et la douleur de Job insulté sur son fumier par sa femme et sermonné par ses amis, l’histoire d’Étéocle et de Polynice, toutes les terribles histoires qui n’étaient que des exceptions dans l’humanité, deviennent, sous forme vulgaire, la loi commune et générale.

Tels sont quelques-uns des caractères que l’auteur d’Alton Locke, M. Charles Kingsley, attribue à la société contemporaine, et qu’il dessine en traits énergiques et fins à la fois. Après nous avoir révélé dans les curieux mémoires de son tailleur-poète les pensées et les mœurs des classes inférieures, il nous fait assister, dans son nouveau livre intitulé Yeast, aux incertitudes et aux craintes des classes supérieures de l’Angleterre. Le contraste entre les deux livres est saisissant et appelle la réflexion. Dans Alton Locke, au milieu des douleurs et des souffrances les plus horribles, au milieu des blasphèmes, du désespoir, des chants de l’ivresse, en dépit des haillons, de la misère et des vices, une idée reluit, implacable et fixe, comme un charbon ardent au fond d’une cave sombre : l’idée de destruction et de vengeance, la pensée que chacun aura son tour et que les représailles arriveront en leur temps. L’auteur a enveloppé à la fois ces souffrances et ces délires coupables dans des théories philanthropiques où règne un esprit de charité chrétienne, de confiance dans le bien et dans la miséricorde divine. Ici a u contraire, dans le livre qu’il intitule Yeast (Choses en fermentation), il nous présente les classes éclairées de la société en proie à l’incertitude et à la crainte ; nulle unité dans les caractères, nulle logique dans les actes de la vie, voilà ce qu’il remarque au sommet de la société anglaise. Dans les régions que la fortune, l’instruction, le bonheur, ont comblées de leurs biens, les individus sont en proie à la torture intérieure, au doute ; leur esprit, livré à une fièvre continuelle, se remplit d’anxiétés