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plus depuis le jour où l’homme, par sa faute, a quitté l’Éden, que faire maintenant ? Rien, dit Rousseau, sinon maudire éloquemment la condition humaine. Et si vous pressez le philosophe de vous donner cependant quelque règle de conduite, il ajoutera en grondant qu’il faut tâcher d’être le moins méchant que l’on peut dans le plus mauvais des mondes possibles. Voilà toute la doctrine morale de Rousseau ; avec son principe, il ne peut pas en avoir de plus consolante.

La Bible regrette aussi le jour où l’homme s’est dépouillé de son innocence et de sa félicité primitives, le jour où le mal et la mort sont entrés dans le monde ; mais elle ne s’arrête pas à ce point fatal, et elle ne laisse pas l’homme sur cet écueil désespéré. La promesse de la rédemption accompagne l’arrêt de la condamnation. L’homme a maintenant la science du bien et du mal, c’est sa faute et son malheur ; mais il aura aussi une loi qui lui enseignera à faire le bien et à fuir le mal ; il aura surtout un rédempteur qui l’y aidera. C’est ainsi que dans la religion l’homme est à la fois puni et consolé, déchu par la liberté humaine et relevé par la grace divine.

Telle est la ressemblance extérieure et la différence fondamentale de la doctrine de Rousseau et de la loi chrétienne. Selon Rousseau, l’invention de la science est la cause de la déchéance de l’homme ; mais il laisse l’homme dans cette déchéance et la déplore sans la réparer. La loi chrétienne montre à la fois le mal et le remède. Elle prend l’homme au péché originel, et elle le conduit à la rédemption.

Croyant que l’homme est mauvais depuis l’invention de la science ; et mauvais d’une façon irréparable, Rousseau est forcé de croire que tous les progrès de l’homme dans les sciences et dans les lettres profitent au mal plutôt qu’au bien. « Si les hommes sont méchans par leur nature, dit-il dans sa réponse à M. Bordes, il peut arriver, si l’on veut, que les sciences produiront quelque bien entre leurs mains, mais il est très certain qu’elles y feront beaucoup plus de mal. Il ne faut point donner d’armes à des furieux. » Gardons-nous donc de développer l’esprit de l’homme, puisque ce serait développer la méchanceté humaine ; point d’écoles, point d’imprimerie, point de livres, « car premièrement les savans ne feront jamais autant de bons livres qu’ils donnent de mauvais exemples, secondement il y aura toujours plus de mauvais livres que de bons. »

Chose curieuse à remarquer en passant : quand sont arrivés les temps prédits par Jean-Jacques Rousseau, quand la liberté de la presse est devenue un sujet de débat entre les rois et leurs sujets, il y a eu un jour en France, en 1827, où la question a été posée et discutée devant les chambres dans les mêmes termes que du temps de Rousseau, où quelques-uns ont soutenu, comme Rousseau, qu’il fallait supprimer la liberté de faire de bons livres pour détruire plus sûrement la