Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/743

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

raison de vouloir que dans l’éducation on songe au corps, il a tort de vouloir qu’on néglige l’esprit, et je reconnais bien là le génie révolutionnaire, c’est-à-dire hautain et intolérant, de Jean-Jacques Rousseau. Les révolutionnaires ne savent jamais que remplacer un excès par l’excès contraire. L’éducation était trop lettrée, ils la font toute matérielle et toute mécanique.

Rousseau blâme fort les collèges : c’est là que la jeunesse s’énerve et s’effémine à apprendre « des langues qui ne sont en usage nulle part, à composer des vers qu’à peine les enfans pourront comprendre… » Et il cite le mot de Montaigne : « J’aimerois mieux, disait Montaigne, que mon écolier eût passé le temps dans un jeu de paume ; au moins le corps en seroit plus dispos. » Que veulent dire Montaigne et Rousseau ? Croient-ils par hasard que le collège ne soit pas un lieu où le corps s’habitue à devenir dispos ? L’éducation lettrée est un bien ou un mal : grande question ! Mais, une fois l’éducation lettrée adoptée, elle comporte, au collège mieux qu’ailleurs, ces exercices du corps qui doivent tempérer la fatigue des exercices de l’esprit. Nulle part la gymnastique, et je parle ici de la gymnastique naturelle, de celle qui se trouve dans les jeux des enfans, dans la course, le saut, la balle, etc., n’a plus de part qu’au collège. L’éducation lettrée qui se donne dans l’intérieur de la famille effémine les enfans, je le reconnais ; mais ce n’est pas parce qu’elle est lettrée, c’est parce qu’elle est molle. L’éducation lettrée au contraire, telle qu’elle se donne dans les collèges, peut avoir pour l’esprit les inconvéniens de la littérature ; mais elle n’a pas pour le corps l’inconvénient de l’affaiblir par la mollesse : elle le rend dispos et fort, et du même coup elle donne à l’ame les qualités, que l’ame prend volontiers dans la compagnie d’un corps robuste et ferme qui ne craint pas la fatigue et le danger.

Montaigne, avant Rousseau, avait blâmé le trop de science enseignée aux enfans, et le même homme qui a tant profité des Grecs et des Latins se moquait fort gaiement des petits savanteaux de collège. « Voyez-le, dit-il, revenir de là après quinze ou seize ans employés ; il n’est rien si mal propre à mettre en besogne ; tout ce que vous y reconnaissez davantage, c’est que son latin et son grec l’ont rendu plus sot et plus présomptueux qu’il n’était parti de la maison. Il en devait rapporter l’ame pleine ; il ne l’en rapporte que bouffie, et l’a seulement enflée au lieu de la grossir. » Montaigne ici se moque des pédans et non des jeunes gens instruits. Il y a beaucoup de sots dans le monde qui le sont sans l’aide du grec et du latin,.et il serait trop commode de croire que, pour éviter d’être ridicule, il suffit d’être ignorant. Montaigne a raison de critiquer les pédans : ils ne sont bons à rien ; mais chaque métier a ses pédans : j’ai vu des pédans de boudoirs et de salons, car la pédanterie consiste à faire une science et un métier