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opinion, qu’il fallait laisser ce meuble entier aux ennemis, propre à les détourner de l’exercice militaire et à amuser des occupations sédentaires et oisives. Quand notre roi Charles VIIIe, quasi sans tirer l’épée du fourreau, se vit maître du royaume de Naples et d’une bonne partie de la Toscane, les seigneurs de sa suite attribuèrent cette inespérée facilité de conquête à ce que les princes et la noblesse d’Italie s’amusaient plus à se rendre ingénieux et savans que vigoureux et guerriers[1]. »

Que veut dire cette longue tradition de doute ou de colère contre la science ? Cela veut-il dire que la science est mauvaise, que l’étude est dangereuse, et que le meilleur acheminement à la vertu est une douce et béate ignorance ? Non ; cela veut dire seulement que la science a ses inconvéniens, qu’une nation n’a pas besoin tout entière de faire sa rhétorique, et que, si elle la fait, elle n’en sera pas pour cela plus forte ou plus belliqueuse, ni même plus honnête ou plus sage. Cela veut dire encore qu’après avoir tenu long-temps les sciences et les lettres en haute estime, il y a des momens où les peuples se mettent volontiers à en médire, et qu’après avoir accordé peut-être trop d’ascendant aux lettrés, à l’orateur, à l’avocat, au philosophe, on se prend à détester leur influence. Hier on parlait trop, aujourd’hui on veut que tout le monde se taise. « Si j’aborde en France, disait Napoléon à Kléber en quittant l’Égypte, le règne du bavardage est fini. » Ces reproches faits de tout temps aux sciences et aux lettres sont la préface que je voulais mettre au discours de Jean-Jacques Rousseau, afin d’en juger impartialement.

A-t-il dit contre les lettres autre chose que ce que nous venons d’entendre dire ? a-t-il même dit tout cela ? dans quel temps enfin l’a-t-il dit ? Voilà maintenant ce que nous devons examiner.


II

Il y a dans le discours de Jean-Jacques Rousseau une intention générale et une intention particulière. L’intention générale est de montrer que le progrès des sciences et des arts ne contribue pas ordinairement à la pureté des mœurs ; l’intention particulière est d’attaquer les philosophes du temps et de se faire un rôle à part. Recherchons d’abord les marques de cette intention particulière, qui a beaucoup influé sur l’intention générale.

Quand Rousseau fit son discours, il était disposé, sans le savoir, à rompre en visière avec les philosophes du temps, qui lui déplaisaient également à cause de leurs doctrines et à cause de leurs succès. Il était encore obscur, et ils étaient célèbres ; il y avait en lui du campagnard

  1. Livre Ier, ch. 24.