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LES POPULATIONS OUVRIÈRES.

frir en holocauste à une communauté chimérique leur propre individualité ; c’est au contraire pour devenir plus forts contre les influences extérieures qui tendraient à en paralyser les mouvemens. Au fond, ce besoin même de s’unir pour se posséder davantage a été pour l’Alsace une garantie contre le socialisme, qui, en dissimulant les conséquences de ses principes, a pu y fasciner quelques imaginations, mais non y conquérir les ames.

Les chefs de grandes manufactures ont, dans cette province, devancé les ouvriers dans la voie des institutions qui procèdent de l’esprit d’association. La route était donc frayée quand les travailleurs de l’industrie alsacienne voulurent eux-mêmes s’occuper en commun de leurs intérêts. Le concours des patrons n’a été nulle part refusé aux tentatives utiles, pas plus dans les clans des montagnes que dans les centres manufacturiers. Une différence essentielle s’est produite pourtant entre les clans et les cités : dans les clans, l’esprit de réforme s’est allié à l’esprit de tradition ; dans les villes, où les habitudes ont moins d’empire, il n’a pu chercher ses inspirations qu’en lui-même. Partout, dans les réformes accomplies, on a respecté les exigences du caractère local ; c’est là une garantie de solidité et de durée. Les institutions économiques de cette région ont encore eu cet avantage de rapprocher les deux grands élémens de la production, le travail et le capital. Les ressources réalisées, les garanties acquises sortent du sein même de la population industrielle. On ne demande au gouvernement que son appui moral pour imprimer la haute direction et vulgariser le résultat des expériences locales et partielles. Si l’action du pouvoir doit s’exercer directement en Alsace, c’est en se plaçant sur un terrain plus large que celui de l’industrie. Ainsi, pour apaiser les haines aveugles dont les Juifs sont l’objet, sentimens qui sont aussi contraires à la paix sociale qu’aux principes de l’économie politique, on pourrait venir en aide aux petits propriétaires ruraux par quelques institutions de crédit et chercher à les éclairer sur le rôle qu’ils créent eux-mêmes aux usuriers. Il est encore plus facile de tempérer la rigueur de ce régime forestier dont l’interprétation trop rigoureuse a créé tant de rancunes. Quant aux deux cultes qui se partagent cette province, et dont le contact entretient dans les idées un certain esprit de lutte, il suffit de continuer à tenir entre eux la balance d’une main équitable et ferme. En un mot, pacifier les ames par l’instruction, les moraliser par le travail, c’est un programme dont l’Alsace paraît merveilleusement disposée à favoriser l’application, et c’est aussi celui qui résume le mieux la tâche de notre temps à l’égard des populations ouvrières.

A. Audiganne.