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LES POPULATIONS OUVRIÈRES.

Trois villes représentent en Alsace, à des titres divers et avec un éclat très inégal, l’industrie agglomérée : Mulhouse et les différentes localités qui vivent dans son orbite, Sainte-Marie-aux-Mines, et Bischwiller. Dans l’étude des influences directes ou indirectes qui peuvent agir sur le mouvement intellectuel des masses, on doit s’attendre à d’énormes différences entre ces trois centres d’industrie.

Le prodigieux accroissement dont Mulhouse offre le spectacle ne date que d’environ cinquante années. C’est après la réunion de cette petite république à la France, en 1798, que sa fabrication, délivrée des lignes de douanes françaises qui la cernaient de toutes parts, se transforme et s’élargit. La population s’élève tout à coup comme une marée montante : le chiffre augmente de 60 pour 100 de 1800 à 1810, de 75 pour 100 de 1820 à 1830, et double dans les dix années qui suivent la révolution de juillet. Sur les 40 000 habitans[1] que l’ancienne petite ville de 6 000 ames renferme aujourd’hui, on compte une masse d’ouvriers dont le nombre, variant selon les saisons et l’activité des fabriques, peut être évalué en moyenne à 20 ou 25 000. Cette population se presse dans des ateliers immenses, dont quelques-uns sont les plus vastes que possède le continent européen, et qui sont consacrés à la filature, au tissage, à l’impression du coton, à l’impression sur des étoffes de laine et à la construction des machines. Depuis 1848, le chiffre des ouvriers employés s’est accru dans le coton et dans la laine, tandis que dans les ateliers métallurgiques il a baissé en une proportion à peu près équivalente.

Au sein des rapides évolutions de la fabrique, l’ancien noyau de la population mulhousienne se conserve intact, malgré les envahissemens du dehors. Il possède je ne sais quelle énergie native qui renouvelle incessamment les forces de l’industrie. Tous les noms illustrés depuis cinquante ans par les progrès industriels, les Dollfus, les Kœchlin, les Zuber, les Blech, les Schlumberger et d’autres encore, appartiennent au livre d’or de la petite cité, où le génie manufacturier éclatait dès long-temps dans certaines fabrications abandonnées aujourd’hui. Ce coin de terre, à peu près ignoré du monde, placé sous un ciel rigoureux, entouré à l’ouest, au sud et à l’est, par les Vosges, le Jura et les sommets de la Forêt-Noire, recélait la mystérieuse fortune d’une des premières cités manufacturières de la France et de l’Europe. On y apercevait dans toutes les classes de la société des habitudes de travail auxquelles demeurent fidèles les chefs d’industrie, même quand ils se sont élevés à une splendide existence. À ces mœurs laborieuses, Mulhouse joignit de tout temps un esprit d’association qui provenait de l’ancienne division des corps d’état en tribus, dont les membres étaient

  1. Le chiffre officiel est de 29 415 habitans ; l’excédant s’explique par la population flottante.