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Annette partit enfin, et elle arriva dans la maison paternelle juste à temps pour y mourir.

« Il y a trois passages où je ne passe jamais sans me rappeler ma chère Annette : — la rue de Seine au point où s’arrête la rue de Tournon. En cet endroit, ma pauvre femme, si légère et si vive, se prit à boiter, piquée au pied par le rhumatisme : — Ah ! dit-elle, voici mes derniers pas heureux. — Une autre fois, en vue du Pont-Royal, la musique passait, suivie de ces beaux gardes-du-corps. Annette me dit : « Je n’y vois plus guère, un nuage est sur mes yeux. » Hélas ! hélas ! mon dernier souvenir l’accompagne jusque dans la cour des Messageries royales où je la vis disparaître. Elle me disait encore : Adieu ! adieu ! de sa douce voix. Chère sainte ! ô mon cher amour !… Et songer que je ne devais plus la revoir ! »

Elle mourut, en effet, loin de son mari, loin de son jeune enfant, et cette mort laissa un vide immense autour de ce pauvre homme qui n’avait jamais aimé que cette femme, et qui ne devait pas en aimer d’autre. Une chose rare, savez-vous, dans la turbulente biographie de ces hommes qui vivent par les émotions, par les gloires et par les désespoirs que les belles-lettres amènent avec elles, c’est de rencontrer un homme à ce point dégagé de toute autre passion, et qui n’a connu dans toute sa vie que les tendresses légitimes. Cet homme était pourtant le contemporain de ces poètes, de ces philosophes, de ces hommes d’état, de ces capitaines qui, à la fin de l’empire et dans les premiers jours de la restauration, s’abandonnaient sans remords et sans peur à toutes les passions, à tous les hasards de ces gloires et de ces fortunes passagères. M. Monteil a vécu au milieu de ces deux mondes, le monde au-delà et en-deçà de la république, et dans les bruits, dans le luxe et dans les fêtes de la toute-puissance, il est resté calme et.silencieux, content de voir sourire sa femme et son enfant, et ne demandant au ciel que le pain nécessaire à l’accomplissement de la tâche qu’il s’était imposée. Si bien que les faiseurs de Mémoires d’outre-tombe auront beau expliquer, à force d’esprit et d’éloquence, les événemens et les faiblesses de leur cour, ils n’arriveront pas que je sache, en dépit de toutes ces amitiés si charmantes et de toutes ces passions si naturelles, et tout couverts du deuil de ces beautés souveraines qu’il faut ensevelir de ses mains, au simple effet de ces dernières paroles de M. Monteil, se souvenant de sa femme expirée et de cette tombe lointaine remplie avant l’heure. Hélas ! cette unique et charmante créature avait sauvé deux fois la vie à M. Monteil : un jour, comme il lisait Grégoire de Tours sous un des chênes de Fontainebleau, une vipère le menaçait de son dard ; Annette à temps tua la vipère. Une autre fois, comme il se baignait à la jonction du Loing et de la Seine, il fut emporté par le courant rapide ; Annette se jette à l’eau et le retire des bords de l’autre monde. « Elle était là quand j’écrivais, suivant d’un regard attentif les