Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/611

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Soyez des nôtres ! il s’en allait, et dînait à sa guise, en marchant, d’un petit pain ! Ah ! le féroce ! Après trente ans de séparation, il rencontre un jour, sur le boulevard de la Bastille, un sien ami, un philosophe de son espèce, un stoïque. Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre, et quand ils se sont embrassés tout à leur aise : — Ah cà ! dit M. Monteil, tu déjeuneras dimanche à Passy, chez moi, avec moi ? -- L’autre accepte. — Mais, dit Monteil, ne viens pas avant neuf heures et demie, entends-tu ? — C’est convenu. — Les deux amis se séparent, et le dimanche suivant l’ami retrouvé s’en va d’un pied léger à Passy. Il monte (en ce temps-là, M. Delessert, cet homme excellent, qui a laissé sur ces collines heureuses tant de bons et charmans souvenirs, n’avait pas aplani la vallée, abaissé la montagne, et la montagne était rude à franchir) ; il monte, il grimpe, il arrive chez son ami Monteil ; il était neuf heures et quelques minutes seulement. Porte close ! En vain il frappe, il frappe à la porte de son ami, rien ne bouge ! A la fin, notre affamé découvre, au coin du palier, un pot de grès qui pouvait bien contenir pour quatre sous de lait, et, sur ce pot, deux petits pains d’un sou chacun. — Bon ! dit-il ; il boit la moitié du lait ; c’était son droit ; il emporte un des deux pains de la fournée, et, sur la porte fermée, il écrit à la craie : « Ami Monteil, ne vous dérangez pas, j’ai déjeuné ! » Sur l’entrefaite sonne l’heure et sa fraction. La porte s’ouvre, et M. Monteil, lisant l’inscription de son ami : « Le malheureux ! Dit-il, il ne saura jamais ce qu’il a perdu !… » Il conservait pour cette fête interrompue un pot de cerises confites par sa femme, il y avait dix ans, sous le consulat de Plancus.

Pensez donc alors s’il se rappelait avec délices les gais et faciles repas de son enfance, quand, le père ayant salué la mère de famille qui lui rendait gravement son salut, chacun prenait sa part de ces festins de l’âge d’argent, en compagnie de ces cœurs de l’âge d’or. Quant à la carte de ces festins, elle était peu variée, et telle était la loi de ces tables frugales, que le même plat revenait invariablement chaque année, à la même heure et le même jour. Chaque année apportait à cette table indulgente ses biens de chaque saison, jusqu’au moment où le mitron se montrait à la ville enchantée, au son de ses sonnettes argentines. Ah ! le mitron ! c’est le nom de l’âne aux montagnes du Rouergue. Quand l’heure arrivait du raisin frais, à demi caché sous la feuillée en octobre, arrivait aussi le mitron, la tête haute, entre ses deux paniers chargés des premières vendanges ; il arrivait annonçant les fêtes des vacances prochaines, et faisant sonner ses sonnettes. Il faisait ainsi trois ou quatre voyages de la vigne à la ville et de la ville à la vigne, et, quand la maison de Rhodez était suffisamment garnie et approvisionnée de raisins dorés par le calme soleil (délicieuse espérance des goûters de l’hiver), aussitôt la famille entière prenait sa volée, aussitôt commençait la fête