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Civis romanes sum ! Au milieu des considérations de M. de Ficquelmont sur l’Angleterre, une vue ingénieuse nous frappe. L’homme d’état autrichien aperçoit une contradiction dans la manière dont s’exerce l’influence britannique : d’un côté, l’Angleterre est la promotrice visible de la liberté politique dans le monde ; elle la fomente et la favorise chez tous les peuples, même parfois par des moyens révolutionnaires ; de l’autre, elle apporte de toutes parts des obstacles au développement maritime et commercial des pays qui pourraient gêner sa prépondérance sous ce rapport. Or, la première condition pour alimenter, féconder et consolider aujourd’hui la liberté politique, c’est l’activité commerciale, c’est la puissance d’expansion extérieure. L’Angleterre en est elle-même le plus glorieux exemple : sa grandeur politique coïncide avec le développement de son activité extérieure et le progrès de ses envahissemens dans le monde. Quand elle n’a plus l’Amérique du Nord, elle se jette dans l’Inde, dans l’Australie ; elle peuple les continens et les îles perdues dans l’Océan, de telle sorte qu’en plaçant les autres pays dans une situation tout opposée, en travaillant à les jeter dans les orages de la liberté politique et en s’efforçant en même temps de paralyser leur activité commerciale, elle leur crée une situation impossible ou un piège. Ce que M. de Ficquelmont aurait pu ajouter, c’est que ce système d’immixtion directe et violente dans les révolutions de l’Europe, si bien pratiqué par lord Palmerston, est la plus périlleuse des politiques pour l’empire britannique lui-même. La meilleure des propagandes pour l’Angleterre, c’est l’exemple de son merveilleux développement, c’est sa puissance de stabilité et de rajeunissement, c’est le spectacle permanent d’une liberté dont la première condition est la subordination et la discipline intérieure.

Nous n’avons point l’intention de nous arrêter outre mesure au côté extérieur, diplomatique en quelque sorte, des questions que soulève M. de Ficquelmont. Dans ses analyses des tendances morales de notre siècle, des idées et des opinions dont la France a été le principal foyer, l’auteur laisse échapper parfois plus d’une vue précise et éloquente. Il y a en peu de mots souvent des observations qui vont droit à nos plaies les plus saignantes, et qu’on trouvera facilement. Ce n’est point peut-être à un très zélé constitutionnel, à un très ardent partisan de la liberté illimitée de la presse que nous avons affaire : M. de Ficquelmont aurait pu être, ce nous semble, en France, un de ces hommes sincèrement monarchiques et modérés de la restauration que les ordonnances de 1830 eussent affligé, mais qui n’en eût point fait le prétexte d’une révolution. Il se fût dit sans nul doute ce qu’il écrit aujourd’hui dans son livre : c’est « qu’il faut savoir attendre du temps ce que le temps ne manque jamais de donner au peuple qui sait être sage et maîtriser ses passions. » Il y a plus d’un trait de ce genre dans le livre de M. de Ficquelmont, où se fait remarquer une sagacité singulière à saisir les côtés vulnérables des tendances et des opinions contemporaines. C’est ainsi qu’il met à nu une des erreurs les plus universelles et les plus vulgaires de notre siècle, qui consiste à placer dans une situation d’hostilité permanente les peuples et les gouvernemens. Cette erreur a sa source dans les idées qui font reposer l’existence de la société sur une convention préalable. C’est tout simplement faire de la société une chose purement artificielle, c’est en outre rompre l’unité de la vie sociale