Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/546

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Goths atteignirent bientôt la rive du Danube en face des postes de la Mésie. À cette vue et par un mouvement spontané, ils se précipitèrent à genoux, poussant des cris supplians et les bras tendus vers l’autre bord. Les chefs qui les précédaient ayant fait signe qu’ils voulaient parler au commandant romain, on leur envoya une barque dans laquelle montèrent Ulfila et plusieurs notables goths. Conduits devant le commandant, ceux-ci exposèrent leur demande : « Chassés de leur patrie par une race hideuse et cruelle à laquelle, disaient-ils, rien ne pouvait résister, ils arrivaient avec ce qu’ils avaient de plus cher, priant humblement les Romains de leur accorder un territoire, et promettant d’y vivre tranquilles en servant fidèlement l’empereur. » L’affaire était trop grave pour qu’un simple officier de frontière pût la décider : le commandant renvoya donc les députés à l’empereur, qui tenait alors sa cour dans la ville d’Antioche. On mit à leur disposition, suivant l’usage, les chevaux et les chariots de la course publique, et ils partirent, tandis qu’Alavive et Fridighern faisaient camper leurs bandes sur la rive gauche du fleuve, dans le meilleur ordre possible.

L’empire d’Orient se trouvait alors aux mains de Valens, frère de Valentinien Ier, qui, après avoir gouverné glorieusement l’Occident, venait de mourir, pour le malheur des Romains. Valens était un composé bizarre de bonnes qualités et de mauvaises prétentions. On avait estimé en lui, dans les variations de sa fortune, un grand esprit de désintéressement et d’équité : terrible aux méchans, protecteur des petits, il se montrait un dur, mais impartial justicier comme son frère, pour qui il professait une admiration respectueuse. C’était le seul cas où l’on voyait faiblir sa vanité. Soldat rude, mais brave et sympathique aux soldats, général assez expérimenté pour bien commander sous un autre, il s’était laissé éblouir par l’éclat d’une fortune qu’il ne devait qu’au mérite de Valentinien. D’illusions en illusions, il était arrivé à l’aveuglement d’un homme né sur la pourpre c’était la même croyance en sa propre infaillibilité, la même confiance naïve en ses flatteurs. Complètement illettré et si bien fait pour l’être, qu’à l’âge de cinquante ans, et après douze ans de règne en Orient, il n’avait pas encore réussi à entendre couramment la langue grecque, il n’en prétendait pas moins régenter l’église orientale, alors en proie aux déchiremens de l’arianisme. Ces distinctions subtiles, ces piéges de doctrine et surtout de langage que les demi-ariens lançaient comme autant de filets où se prirent souvent les plus habiles, semblaient un jeu pour Valens : il décidait, il tranchait, il innovait, et les évêques de sa cour, gens perdus dans les intrigues, après en avoir fait un théologien infaillible, n’eurent pas de peine à en faire un persécuteur forcené. Valens semblait renier, dès qu’il s’agissait de religion, la droiture et l’équité proverbiales de son caractère, pour n’en justifier