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fait celui de la tradition, qu’ils ont besoin de se compléter, ou du moins de s’expliquer l’un par l’autre, et encore faut-il distinguer deux sources de tradition différentes : la tradition romaine, qui tient à l’action d’Attila sur les races civilisées, et la tradition germanique, qui tient à son action sur les races barbares.

Dans l’étude que j’entreprends ici, je tiendrai compte, autant qu’il me sera possible, des documens traditionnels, tout en prenant l’histoire pour guide, surtout les récits contemporains. La vie d’Attila, tranchée par un coup fortuit au moment fixé peut-être pour l’accomplissement de ses vastes projets, n’est qu’un drame interrompu d’où le héros disparaît, laissant le soin du dénoûment aux personnages secondaires. Ce dénoûment, c’est la clôture de l’empire romain d’Occident et le démembrement d’une moitié de l’Europe par les fils, les lieutenans, les vassaux, les secrétaires d’Attila, devenus empereurs ou rois. À l’œuvre des comparses, on peut mesurer la grandeur du héros, et c’est ainsi qu’en jugea le monde ; mais, pour l’intelligence de l’histoire d’Attila, il faut exposer d’abord ce qu’étaient les Huns et les Goths, ces deux peuples ennemis, dont les luttes ne commencent dans le monde barbare sur les bords du Don et du Dniéper que pour se continuer dans le monde romain sur ceux de la Marne et de la Loire.


I. – ARRIVEE DES HUNS EN EUROPE. – FUITE DES VISIGOTHS.

Quand on jette les yeux sur une carte topographique de l’Europe, on voit que la moitié septentrionale de ce continent est occupée par une plaine qui se déroule de l’Océan et de la mer Baltique à la mer Noire, et de là aux solitudes polaires. La chaîne des monts Ourals, du côté de l’est ; celles des monts Carpathes et Hercyniens, du côté du midi, terminent cette immense plaine ouverte à toutes les invasions, et que la charrette l’été, le traîneau l’hiver, parcourent sans obstacle : c’est le grand chemin des nations entre l’Asie et l’Europe. Le Rhin et le Danube, voisins à leur source, opposés à leur embouchure, baignent le pied des deux dernières chaînes, et ferment le midi de l’Europe par une ligne de défense naturelle que des ouvrages faits de main d’homme peuvent aisément compléter. Reliés ensemble au moyen d’un rempart et garnis dans tout leur cours de camps retranchés et de châteaux, ces deux fleuves formaient au IVe siècle la limite séparative de deux mondes en lutte opiniâtre l’un contre l’autre. En-deçà se trouvait la masse des nations romaines, c’est-à-dire civilisées, puisque Rome avait eu l’insigne honneur de confondre son nom avec celui de la civilisation ; au-delà, dans ces plaines sans fin, vivait éparpillée la masse des nations non romaines : en d’autres termes, et, suivant la formule du temps, le midi était Romanie, le nord Barbarie.