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conquis l’entière confiance d’André ; aussi, tout en reprenant la barre, réclama-t-il modestement les leçons du vieillard. Ce dernier lui apprit à reconnaître la profondeur du lit et l’approche des grèves cachées à la couleur des eaux ou à leurs bouillonnemens. Grace à ces avertissemens, André put s’écarter, de loin en loin, du chenal balisé, biaiser les bas-fonds et couper partout au plus court. Son père semblait avoir une carte de la Loire gravée aux plis les plus profonds de son cerveau ; il savait au juste le volume d’eau de chaque passe selon la saison, disait la vitesse des courans, connaissait les meilleures gares en cas de débâcle, nommait les moindres hameaux sur les deux rives. Les mariniers étaient émerveillés ; mais André se montrait le plus surpris de tous. Peu instruit de ce qui concernait sa famille, il avait suit peine jusqu’alors que son père eût autrefois fait partie de la marine de la Loire. Il voulut l’interroger sur ce passé qu’il ignorait ; mais l’animation de maître Jacques était déjà tombée : il s’était assis au fond du bateau, les bras croisés, la tête basse, et ne répondait que par monosyllabes comme un homme à demi endormi. Cependant, lorsque son fils lui demanda ce qui avait pu le faire renoncer à un métier qu’il connaissait si bien, il parut se réveiller en sursaut ; son regard se promena sur ceux qui l’entouraient avec une sorte d’égarement effrayé ; ses lèvres s’entr’ouvrirent et s’agitèrent, mais la réponse expira inarticulée ; sa tête retomba sur sa poitrine, et André comprit qu’il ne devait point pousser l’interrogatoire plus loin.


II

Les deux bateaux arrivèrent à la Meilleraie assez tard dans la soirée et se câblèrent à la file l’un de l’autre. Grace à Entine, le dépit causé à Méru par la mésaventure de son futreau avait été de courte durée. Lorsque André le retrouva à l’auberge, tout nuage avait disparu de son front. Le jeune homme ne fit aucune allusion à ce qui s’était passé, et le vieux patron, qui apprécia sa discrétion, lui paya en bonne amitié ce qu’il eût trouvé dur de lui payer en reconnaissance.

Quelques autres barques se trouvaient déjà amarrées à la Meilleraie ; les équipages, qui étaient de connaissance, se réunirent pour faire ensemble le repas du soir. Maître Jacques resta seul dans la charreyonne, soupant, selon son habitude, de quelques croûtes de pain noir trempées dans l’eau-de-vie qu’il se fit apporter.

Méru avait trouvé à l’auberge le bonhomme Soriel, doyen des mariniers, que, dans une ancienne affaire, je ne sais quel avocat nantais, qui voulait faire preuve de littérature, avait surnommé le Nestor de la Loire. Ses compagnons avaient pris la réminiscence homérique de l’homme de loi pour un sobriquet physiognomonique, et l’avaient modifié