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les mariniers qui aidaient à sa marche en poussant de fond avec leurs perches ferrées, et le jeune patron qui veillait à la barre et s’appliquait à raccourcir les circuits autant qu’il le pouvait. Méru le montra à son neveu, qui, selon sa promesse, conduisait le futreau.

— Regarde-moi comme ce grand gars-là gouverne serré, dit-il avec une sorte d’admiration ; un poisson n’est pas plus maître de sa queue qu’il ne l’est de sa pale. Voyons, Fanfan, tâche de ne pas faire plus mal que lui ; il y va de ta gloire de marinier. Tu as quinte et quatorze, ne va pas perdre la partie faute du point.

Le jeune batelier ne répondit que par un mouvement de tête. On allait s’engager entre les îles du Désert et de l’Orfraie ; c’était là que la question devait se décider. Ses yeux restèrent fixés sur la charreyonne, qui marchait toujours en ayant, à une distance que ses mariniers maintenaient à force de courage, et son patron à force d’habileté, mais qui permettait d’entendre les paroles et de distinguer jusqu’à l’expression des visages.

On allait atteindre la première pointe, quand maître Jacques parut près de son fils. Il avait perdu une partie de cette lividité que l’ivresse lui donnait la veille, et dans son œil brillait on vague reflet d’intelligence. Il regarda quelques instans la barque qui descendait lentement le courant, puis les eaux grossies bouillonnant sur les grèves et les saules étincelant de givre. Une légère rougeur monta à ses joues ; ses narines se gonflèrent comme s’il eut voulu aspirer l’air de la Loire.

— Je reconnais l’endroit, murmura-t-il ; j’ai passé ici voilà trente ans… Je conduisais un grand bateau… je n’avais que vingt-cinq ans ;… mais alors l’eau était plus belle, et tes oiseaux chantaient dans les arbres.

— Maître Jacques a donc été patron sur Loire ? demanda un des mariniers.

— Oui, répliqua le vieillard avec une tristesse pensive ; c’étaient les bonnes années… Ni glaces ni graviers ne pouvaient m’arrêter… Mon bateau m’obéissait comme l’âne obéit à la meunière.

Le marinier haussa les épaules en ricanant.

— Eh bien ! voyez le changement, dit-il ; à cette heure m’est avisa maître Jacques, que vous seriez moins embarrassé de conduire un âne qu’une barque.

Jacques releva la tête ; une flamme s’alluma dans ses yeux.

— Qui t’a dit cela ? s’écria-t-il. Ah ! tu crois que j’ai oublié le métier ? Par mon ame ! nous allons voir. Tiens ma carmagnole, et toi, André, pousse de fond, c’est moi qui gouverne.

Il avait ôté sa veste, et mit la main sur la barre de la pale ; mais son fils ne parut point disposé à la céder.

— Laissez, laissez, mon père, dit-il le regard fixé sur le courant ; la passe est malaisée, et il faut avoir la vue claire.