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manquer de s’échouer. Outre qu’il s’assurait par ce moyen une victoire facile sur son rival, il l’exposait à perdre sa barge, que les eaux pouvaient démolir sur les sables, et le rejetait ainsi parmi les mariniers à gages auxquels, selon toute apparence, Méru ne voudrait point accorder la main de sa nièce. Lui-même, tout en achevant de préparer ce piège infâme, étudia la passe, afin de la franchir sans danger, et, son œuvre achevée, il regagna le futreau avec de grands efforts.

Pour l’atteindre, il fallait passer près de la charreyonne placée en aval de la barque de Méru ; mais, au moment où il la côtoyait, une tête se dressait l’avant. -François effrayé s’arrêta et retint son bachot dans l’ombre.- La tête, qu’il avait aperçue restait penchée sur les eaux dans une intention qu’il ne pouvait comprendre. Au premier instant, il lui sembla que c’était André qui se préparait à démarrer ; mais il vit bientôt le veilleur nocturne se redresser, et à la hauteur de la taille il reconnut maître Jacques.

Celui-ci avait ôté sa veste malgré le froid, et tenait une gaffe à la main. François le vit passer le long du plat-bord et rentrer silencieusement dans la cabane. Il se hâta de doubler la charreyonne et d’accoster la barque de son oncle, où il retrouva les mariniers endormis. Certain alors que son absence n’avait point été remarquée, il regagna en rampant sa paillasse et attendit plus tranquillement le lendemain.

À peine la première aube blanchissait-elle les horizons embrumés du fleuve que ses compagnons l’éveillèrent. Tout était déjà en mouvement dans le bateau d’André, qui, chargé jusqu’à la dernière ligne de flottaison, commençait à se mouvoir lourdement. Le jeûne patron donnait les ordres et mettait la main à tout avec cette patience vigoureuse qui est la première vertu du marinier de Loire. L’appareillage se fit lentement, mais sans aucune fausse évolution, et le bateau prit le fil de l’eau avec une sorte de sûreté nonchalante.

— Bien manœuvré, mon gars ! cria tout à coup une voix de la rive.

André se retourna et reconnut dans le brouillard du matin l’oncle Méru avec sa nièce, chaussée de fins sabots et enveloppée dans sa cape de drap marron bordée de velours noir. Il les salua en levant son petit chapeau ciré.

L’Espérance vous demande excuse de prendre les devans, dit-il avec gaieté, mais elle a trop de clous à ses semelles pour marcher vite.

— Va, va, flot, répliqua le vieux marinier, qui lui fit un signe d’adieu, le Drapeau-Blanc saura bien vous rejoindre.

Et il s’avança vers le futreau en pressant la jeune fille de s’embarquer ; mais celle-ci tenait à laisser au jeune patron son avantage. Au moment où elle se préparait à rejoindre le bateau, un souvenir parut l’arrêter.