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— Allons, maître Jacques, encore un coup d’aviron ; et vous autres, les enfans, faites place ! respect au chagrin !

Le vieillard réussit à gagner le tabouret et à s’asseoir, avec l’aide d’André, qui essaya alors de savoir ce qui avait pu le décider à quitter Saint-George, où il habitait. Parmi beaucoup de divagations, il crut comprendre que son père avait reçu une lettre qui les appelait tous deux à Nantes pour une affaire importante, et qu’il était venu le rejoindre à Chalonnes, afin de descendre la Loire sur son bateau. Quant à la nature de l’affaire, maître Jacques refusa de s’expliquer. Il conservait dans son ivresse un certain empire sur lui-même dont son fils avait toujours été frappé ; on eût dit qu’une volonté fixe et souveraine, aussi inséparable de son être que l’instinct de conservation, gardait toujours les portes de son ame. Souvent le mot qui allait sortir de ses lèvres s’arrêtait subitement, retenu par une prudence qui survivait à tout le reste, et il se réfugiait alors dans un silence obstiné. Le jeune marinier connaissait trop bien ses habitudes pour persister dans des tentatives inutiles. Dès qu’il le vit décidé à se taire, il cessa ses questions et ne songea qu’à regagner la charreyonne. Ses deux matelots partirent d’avance en emmenant maître Jacques, tandis qu’il prenait congé d’Entine et de son oncle.

— Il faut que je parte demain matin avant le jour, leur dit-il ; les glaces sont en amont, à la première douceur du temps tout peut démarrer, et alors gare la débâcle ! J’ai hâte d’être paré à Nantes avec mon chargement.

— Et moi avec mon futreau et ma nièce, répliqua Méru gaiement ; car c’est bien entendu, mon gars, que nous naviguerons de conserve ?

— Je l’espère, patron, puisque c’est le moyen de gagner votre amitié ; — vous vous rappelez que vous l’avez dit ?

— Et je ne reprends pas ma parole ! répliqua Méru ; oui, oui, c’est à cette heure que nous allons te connaître à fond ! Veille à ta barque, François conduira la mienne, et, en arrivant à Nantes, on saura ce que vaut chacun.

André serra la nain du vieux marinier ; puis il prit congé d’Entine en l’embrassant, selon l’usage, sur les deux joues, et lui dit adieu avec émotion.

— Si vous étiez vraiment décidé à nous suivre, dit la jeune fille malicieusement, vous diriez seulement : Au revoir !

— Au revoir donc ! répliqua André, et priez la Vierge à mon intention.

Il regagna sa charreyonne, tandis que Méru restait à l’auberge où il devait passer la nuit ainsi que sa nièce ; ses mariniers retournèrent seuls au futreau avec François.

Ce dernier sentait au cœur une rage jalouse. L’espèce de défaite