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C’est, à coup une preuve de sagacité. Dans son immense voyage à travers le passé, il n’a pas oublié un seul jour les conditions et les limites de la langue qu’il avait choisie. Habitué au commerce des philosophes, il s’est toujours souvenu que le pinceau ne doit jamais lutter avec la parole, et qu’un tableau ne peut servir de glose à une page de philosophie. Plus d’une fois sans doute il a regretté de ne pouvoir exprimer, en s’adressant aux yeux, toutes les idées que ses lectures ou ses réflexions lui avaient suggérées ; mais il n’a pas cédé à la tentation de dire sa pensée dans une langue rebelle. S’il n’eût pas cédé aux conseils de la prudence, son œuvre serait pour la foule comme non avenue. À peine quelques initiés pourraient-ils s’entretenir de ses intentions mystérieuses. Ce serait un immense effort récompensé par le silence et l’oubli. Les cartons achevés maintenant seront compris de la foule aussi bien que des hommes studieux, car M. Chenavard a eu soin de ne chercher l’expression de sa pensée que dans les plus grands événemens de l’histoire. Il ne lui est pas arrivé une seule fois de retracer un fait secondaire. Ceux même qui n’ont pas fouillé les profondeurs de l’histoire, qui ne connaissent le passé que d’une façon sommaire, trouveront dans ces cartons une clarté permanente ; ils devineront sans peine le nom des personnages placés devant eux, et n’auront pas besoin de consulter les érudits. Chaque monument de la biographie humaine est figuré avec tant d’évidence et de simplicité, que les gens du monde qui se croient brouillés avec les études de leur jeunesse s’étonneront avec joie de leur clairvoyance.

Ce qui a préservé M. Chenavard des nombreux écueils semés sur sa route, c’est la ferme volonté de limiter sa tâche aux points capitaux, de ne pas se laisser aller au désir d’exprimer tous les détails de sa pensée, et surtout la résolution bien arrêtée de ne jamais sortir des conditions primordiales de la peinture. Si j’insiste sur cette dernière considération, c’est qu’elle est de nos jours beaucoup trop négligée, je pourrais dire beaucoup trop méprisée. Il n’est pas rare en effet de rencontrer des esprits qui passent pour éclairés, et qui pourtant prétendent soumettre à des lois communes toutes les formes de la fantaisie. À leurs yeux, tout ce qui relève de l’imagination possède le même domaine : peinture, statuaire, poésie, tout doit tendre au même but et suivre la même route. Quant à l’architecture, ils veulent bien reconnaître qu’elle ne possède pas les mêmes moyens d’expression ; mais en revanche ils prescrivent à la musique de figurer par les sons tout ce que la parole, le marbre et la couleur savent traduire. C’est une hérésie, fondée sur l’ignorance, que je ne veux pas m’arrêter à discuter. Tous ceux qui ont vécu dans l’intimité des grands maîtres, à quelque forme de la fantaisie qu’ils appartiennent, comprennent, sans que je les avertisse, tout le néant de cette théorie. Leurs propres souvenirs