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contenus qui disent moins que le poète n’a senti, et qui font d’autant mieux entrevoir l’infini, parce que c’est en nous que nous en cherchons le sens.

Mais rien de cela n’est un défaut ; c’est cela même, comme je l’ai indiqué, qui constitue sa manière d’être, et sa manière d’être est quelque chose de complet qui lui permet d’exceller dans un genre à part. Si d’autres planètes ont leur orbite où elle ne pourrait pas entrer, elle a le sien où elle est une brillante planète.

Deux grandes enquêtes sont éternellement ouvertes la théorie avec ses principes, et la pratique avec ses appréciations. Comment devons-nous être, comment devons-nous juger les choses ? Quelles idées générales et quelles sympathies devons-nous porter au fond de nous-mêmes, et comment faut-il les appliquer ou s’en servir pour expliquer les faits ? — De ces deux enquêtes, la première est la province de Mme Browning. Elle s’y est d’ordinaire renfermée. Femme, elle a été de son sexe. Ce sont les femmes qui élèvent l’enfance, ce sont elles qui forment les dispositions morales qui, pendant toute la vie de l’homme, doivent influer sur ses décisions. Dans nos mœurs, ce sont elles qui représentent, comme un symbole vivant, tous les instincts et les aspirations, toutes les sensibilités et les compassions auxquelles l’homme ne doit pas toujours obéir, mais dont il importe qu’il prenne toujours conseil. En adoptant pour son thème ce thème de la femme, Mme Browning s’est fait une originalité toute féminine. Bien plus, elle a prouvé que la poésie féminine pouvait atteindre à des hauteurs jusqu’ici inaccessibles pour elle. Il y avait eu, et nous pourrions citer chez nous plusieurs femmes qui avaient montré le génie de la passion ; mais leur raison et leur conscience n’étaient pas assez solides pour garder pied sous la rafale. — D’autres avaient été des poètes tendres, gracieux, élégans ; mais elles avaient trop peu la haine du faux et du factice. En général enfin, les femmes d’imagination avaient aimé l’amour, la pitié, le dévouement, les émotions, l’harmonie du vers ; mais elles n’avaient pas eu assez cette passion de sang-froid pour la justice et la vérité qui se traduit par du grandiose en poésie. C’est justement ce grandiose que Mme Browning a su atteindre. À côté des Joanna Baillie et des miss Edgeworth, elle est un document favorable sur l’état moral des femmes en Angleterre, et c’est elle qui a été la privilégiée chez qui les tendances particulières de l’école contemporaine se sont le mieux imprégnées de l’ardeur et du charme de l’imagination féminine. Qu’elle écrive donc, et souvent, car, si fort qu’on aime le bien, après l’avoir lue on l’aime encore davantage.


J. MILSAND.