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C’est presque toujours ainsi. L’inspiration est ardente et saccadée ; elle ne pourrait pas se dérouler graduellement, comme une vague sans fin, d’un bout à l’autre d’un morceau étendu : il faut qu’elle se brise et se coupe comme en chapitres ; mais chaque chapitre est jeté d’une seule haleine, et parfois d’une haleine qui semble sortir d’une poitrine de géant. Presque toujours aussi c’est avec le même bonheur que Mme Browning sait employer le refrain, et en général tous les motifs qui reviennent et les sentimens qui se font écho. Par là, elle rappelle quelque peu M. Tennyson, quoiqu’il y ait entre eux des différences radicales. M. Tennyson a plus de nuances, plus de richesses, et il joint à son élan plus de présence d’esprit. — Au fond de ses ballades, d’ailleurs, il y a presque toujours un jugement de l’intelligence. S’il chante l’Orient et le bon calife, c’est pour exprimer l’impression qu’il a ressentie devant l’idée qu’il se formait de l’Orient. Mme Browning est plus enfermée en elle-même. Généralement elle se borne à dramatiser ses propres sentimens. Ils pensent et parlent dans sa poitrine, et leurs paroles lui sortent de la bouche pour former autour d’elle des paysages animés. C’est à cela même que tient le magnétisme particulier de ses vers. Elle remue parce qu’elle a énergiquement conscience de tout son être sensible à la fois. Chaque vibration se propage tout alentour. Dans la joie, l’ame du poète se reconnaît pour la même ame qui a eu ses tristesses, et, en remuant, elle jette à travers le plaisir du moment l’écho des vieux chagrins. Le mélange est partout de la sorte, « la vie valse avec la mort, » comme l’espérance tourbillonne aux bras du regret. Je dis fort mal, je le sais, mais ceux qui ont le sens de ces choses me comprendront. Ils savent ce que vaut une simple strophe, lorsqu’en éveillant une émotion elle nous fait sentir en nous l’unité de notre être, la grande dominante qui fait accord de toutes nos émotions dissonnantes.

J’ai mentionné un autre genre de morceaux : des méditations sur la vie. Je laisserai Mme Browning les caractériser elle-même.


« Un jour vient où nous nous élevons jusqu’à la pensée, et notre pensée, en grandissant, arrive à toucher les bornes de notre être. Par-delà ce que voit notre œil, par-delà ce que notre oreille peut saisir, nous sentons des aspects et des bruissemens ; nous sentons un profond Hadès qui roule ses marées infinies tout autour de nous, au-dessus et au-dessous, jusqu’à faire craquer, et plier l’arche solide de notre vie, comme si elle allait se rompre. — Et à travers les sourds roulemens, nous entendons comme de doux appels, comme des voix d’esprits qui murmurent doucement le sens de la mystérieuse traversée, et nous leur répétons avec douceur : « Plus près, plus près encore, venez. Soulevez pour nous l’ombre de cet obscur ; parlez plus clairement ; enseignez-nous « le chant que vous chantez. » Et nous sourions dans notre pensée, qu’ils répondent ou se taisent ; car rêver ce qui charme est aussi charmant que de connaître.