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fonds de vitalité, et qu’elle jette aussi d’autres regards plus réconfortés vers l’avenir, — comme le fait Mme Browning.

Chose curieuse, le principal de ses poèmes lui a été précisément inspiré par un de ces regards en arrière. Elle chez qui le regret occupe une large place, elle qui est portée à placer l’âge d’or au commencement de la vie, il s’est trouvé que spontanément elle a été entraînée à prendre la perte du premier Éden pour le sujet du principal de ses poèmes. Pour ma part, j’éprouve une sorte d’épouvante superstitieuse à entrevoir ainsi les harmonies de notre être, et cela me fait songer que nos savans sont loin de tout savoir.

Outre le Drame de l’Exil et un autre drame ou mystère du même genre sur la rédemption, les volumes de Mme Browning renferment la traduction revue du Prométhée d’Eschyle, une collection assez considérable de poésies détachées, et un poème ou plutôt un long chant lyrique sur les derniers événemens de l’Italie. Études dramatiques ou pièces lyriques, je préfère diviser tous ces morceaux en trois classes. J’y distinguerai des ballades, des méditations, et des poésies suggérées par des faits . Quelle que soit la page que l’on tourne, ce qui saute aux yeux, c’est que Mme Browning est poète, non pas poète comme ceux qui aiment les vers d’amour parce qu’ils chantent l’amour, mais poète parce qu’elle possède ce goût chorégraphique qui aime et sent les évolutions cadencées du sentiment ou de la pensée. Les impressions qui, chez d’autres, se formulent en idées ou en affections, s’arrondissent chez elle en sphères harmoniques.

Dans ses ballades, elle entre brusquement en matière : au lieu de ressembler à un rouleau qui déroule peu à peu son contenu, son récit vous emporte d’emblée loin de la logique de la prose et des événemens. Avant de commencer, on sent qu’elle-même a déroulé tout son volume sous ses yeux. Elle s’est bravement placée en face de son sujet, et, au milieu des impressions qu’il éveillait en elle, elle a nettement distingué celle qui dominait. Celle-là, elle en fait le substantif de sa ballade ; les autres viennent ensuite s’y ajouter comme des adjectifs ou modulations, et la narration est ainsi transposée dans la clé de l’émotion poétique : on ne voit pas en esprit des épisodes qui ont pu se passer, on voit ce qui s’est passé dans la poitrine du poète, devant un fait réel ou imaginaire.

« Sous l’arche du beffroi, un à un, les carillonneurs avaient disparu ; — tintez lentement.

« Et le plus vieux des sonneurs se prit à dire : Notre musique est pour les morts, — quand les violes ont fini leur temps.

« Au cimetière, six peupliers s’élèvent, du côté du nord, sur une seule ligne ; — tintez lentement.