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plus encore, pourquoi ? Parce qu’on n’était pas d’accord sur le sens de ce livre, et il y aurait un homme qu’un tel livre ne toucherait pas ! — Dois-je vraiment vous dire ce que c’est, maître Joseph ?

« — Suis-je donc un enfant ? reprend celui-ci.

« — Eh bien ! écoutez, s’écria Arnsteiner, et il tenait ses yeux fixement attachés sur Joseph. L’écrit de votre aïeul est une traduction de l’Évangile de saint Matthieu.

« — Qu’est-ce que cela ? demanda Joseph sans émotion.

« -Vous l’ignorez ! s’écria le professeur avec un bruyant éclat de rire. Lisez ce livre à la place que vous indique mon doigt.

« Joseph lut, cinquième chapitre : Sermon du Christ sur la montagne. De la béatitude des chrétiens et de l’intelligence de la loi. Évangile du jour de la Toussaint.

« — C’est pour eux, dit Joseph en regardant le professeur, et par ce mot il entendait les coreligionnaires de Madeleine.

« Arnsteiner se mit à ricaner de nouveau. — Pourquoi ne lisez-vous pas davantage, maître Joseph ? lui demanda-t-il. — Joseph voulait prouver au professeur qu’il ne craignait plus de toucher à des livres défendus ; il continua :

« Jésus, voyant la foule, monta sur une montagne, et, quand il fut assis, ses disciples s’approchèrent de lui.

« Et ouvrant la bouche il les enseignait, disant :

« Bienheureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume du ciel est à eux !

« Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils posséderont la terre !

« Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolé ! »

« — Eh bien ! maître Joseph, s’écriait Arnsteiner avec une ironie triomphante, savez-vous maintenant ce que pensait votre aïeul ? savez-vous ce qu’était pour lui Jésus, fils de Marie ?

« Joseph tremblait sous le poids de cette demande impitoyable. Levant vers le professeur son visage atterré, il répondit d’une voix que la crainte religieuse étouffait :

« — C’est une punition de Dieu, monsieur le professeur. Mon cœur s’est enorgueilli, mon cœur s’est glorifié en lui-même, parce que j’ai trouvé dans la Bible un passage par lequel je croyais me justifier. Voici maintenant autre chose, et c’est peut-être aussi la vérité. Dieu m’a envoyé depuis quelques jours bien des avertissemens ; j’y joindrai encore celui-ci. Et enfin, qui que ce soit qui ait écrit cela, ou mon aïeul ou celui que vous dites, la seule question est de savoir s’il n’avait pas raison.

« Arnsteiner en croyait à peine ses oreilles : tant de douceur dans les paroles et dans l’attitude de maître Joseph ! Il ne comprenait pas qu’un homme, si irrité l’autre jour à propos de son commentaire de la Bible, pût entendre avec tant de calme et de sérénité une révélation bien faite pour troubler tout autre cœur de Juif. Révélation singulière en effet ; ce qu’il avait pris pour l’œuvre de son grand-père était sorti du cœur du blond rabbin de Nazareth. Arnsteiner ne connaissait pas l’histoire de cette ame. »

Si le sceptique professeur eût connu cette histoire intime étudiée avec tant de soin, racontée avec tant d’émotion par M. Léopold Kompert,