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d’emportemens, est rendu avec une habileté parfaite. Voilà bien le Juif maudissant et maudit, voilà bien l’Ahasvérus qui n’a pas permis au Christ de se reposer sur le banc de sa porte, lorsqu’il gravissait le Calvaire. Vous connaissez le sens profond du symbole : depuis l’heure de son crime, l’Ahasvérus de la légende semble toujours entendre la voix divine lui reprocher sa dureté ; il en est de même chez Joseph. Depuis qu’il a empêché son enfant de porter secours à sa pauvre sœur brisée de fatigue, je ne sais quelle révolution étrange s’est accomplie en lui. Il apprend bientôt que sa sœur était enceinte, et la dureté de l’action que sa conscience lui reproche lui apparaît encore sous un jour plus odieux. Alors, sans qu’il s’explique à lui-même les secrets mouvemens de son cœur, sa piété prend un caractère plus compatissant et plus doux, etc. Cette ame, pleine de rancunes impitoyables, s’ouvre par instans à des sympathies inconnues.

Une nuit, un démagogue du village, croyant pouvoir compter sur les passions de l’Israélite, lui a donné rendez-vous au pied de la statue de saint Jean Népomuk, le grand saint national de la Bohême. Le matin, on a célébré la fête du saint ; la statue est couverte de fleurs et d’offrandes ; le démagogue veut se faire aider par le Juif pour dépouiller saint Jean Népomuck et mettre à sac tous les témoignages de la piété populaire. « Tu ne feras pas cela, s’écrie Joseph ; je saurais bien t’en empêcher. — Toi ! répond le démagogue furieux ; tu es donc aussi un cafard ? — Écoute, reprend Joseph, ce que d’autres hommes, des milliers et des millions d’hommes adorent, nous sommes bien libres de ne pas y croire, mais nous devons le respecter. »

Ce Juif défendant saint Jean Népomuk par de naïfs argumens d’abord, et bientôt dans une lutte sanglante, contre la rage idiote d’un démagogue, est une dramatique peinture. Et qui donc vient d’enseigner ainsi à ce Juif ignorant un si sympathique respect des croyances qu’il a toujours maudites ? C’est la dureté même dont il s’est rendu coupable, c’est son remords qui le trouble et fait jaillir de son cœur les sentimens qui y demeuraient enfouis.

Une autre scène non moins poétique est celle qui précède la mort de la vieille Babe. La pauvre femme a toujours gardé précieusement le souvenir de son grand-père, accablé naguère de mille outrages par les gens de sa religion pour une faute qu’elle ne connaît pas. Si jeune qu’elle fût alors, elle n’a pas oublié que les rabbins avaient rassemblé les livres, les manuscrits, tous les papiers de son grand-père, qu’on les avait brûlés, qu’on lui avait craché au visage. Ce souvenir l’agite, et plus d’une fois elle en a parlé avec mystère, comme si des doutes imperceptibles sur l’autorité des rabbins commençaient à s’élever dans son esprit. Quelques jours avant sa mort, dans une sorte d’exaltation mystique, elle révèle à son fils une cachette où elle conservait un des