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querelles d’honneur, on ne verrait pas grand mal à cela. On ne peut empêcher les gens de s’accommoder comme ils l’entendent, et les arrêts deviennent, par le consentement mutuel, des arrangemens à l’amiable ; mais il paraît que, dans certains cas, ces magistrats amateurs s’arrogent le droit de traiter des matières criminelles, de juger des absens qui ne reconnaissent point leur pouvoir, de les condamner à des peines de leur invention, et même d’exécuter la sentence, qui devient alors un délit ou un crime au point de vue des lois véritables. Dans ces cas, heureusement fort rares, le corps des bonacchini brave la justice du pays pour exercer la sienne, et s’érige en une sorte de tribunal de francs-juges qui distribue des taillades et des coups de couteau.

Selon toute probabilité, le respectable tribunal des pêcheurs de thons, assemblé dans quelque cabaret du Borgo, reçut avis, par la bouche de son procureur-général, de la persécution qu’un étranger venait d’exercer envers un des membres les plus honorables de la compagnie des madragues. L’injure faite à un homme de la confrérie rejaillissait sur tout ce qui portait la bonacca, et cette injure demandait une punition exemplaire. Le réquisitoire, qui sans doute ne fut pas long, eut bien vite établi ce fait notoire, que don Vincenzo, abusant de sa position de fonctionnaire et de la protection d’autres Carthaginois comme lui, avait introduit la police dans une affaire d’amour et attenté à la liberté de Dominique pour se défaire d’un rival. Dans sa sagesse, le tribunal jugea que l’auteur de cette noirceur méritait une coltellata. On alla aux voix pour déterminer de combien de pouces la lame devait pénétrer entre les côtes du coupable, et le nombre fut fixé à un pouce, à la majorité des voix, ce qui prouve la grande modération de la cour. Afin que la sentence produisît l’effet qu’on en devait attendre, on décida qu’elle serait exécutée en plein jour.

Un matin, le personnage désigné pour servir d’instrument à la justice particulière des vestes rondes s’arma d’un petit couteau dont la lame, soigneusement enveloppée d’un triple rang de ficelle, ne montrait que la pointe. Cet homme sortit du Borgo, et chercha dans la campagne un figuier sur lequel il choisit une feuille à la mesure de son visage, et dont il se fit une espèce de masque, en tenant la queue entre ses dents, de manière à voir clair par les découpures naturelles que présente la feuille du figuier. L’opération achevée, il mit cette feuille dans sa poche et entra dans la ville. Pendant une demi-heure, il se tint au coin de la place du Sénat, qui est un des endroits les plus fréquentés de Palermel. Il était couché, les deux coudes à terre, les mains sur son visage, et regardait les passans en écartant ses doigts. Tout à coup il se leva, sa feuille de figuier à la bouche, et partit en