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que je suis chef de famille, pensait-il, que m’importent les propos du monde ? — Non, Jaikew, disait Resèle, je ne suis pas de ton avis. Puisque je suis allée à Vienne solliciter une famille pour toi, il faut que notre mariage soit régulier.

Tout le Ghetto approuva cette résolution. Une chose plaisante, c’est que les deux vieux époux durent subir l’examen religieux qui précède la cérémonie, et ce qui parut plus plaisant encore, ce fut l’examen lui-même.

« — Voyons, dit le commissaire de la synagogue qui interrogeait Resèle, quels sont les devoirs d’une mère envers son enfant ?

« Resèle réfléchit assez long-temps, puis, le visage rayonnant, elle répondit : — C’est de l’aimer, monsieur le commissaire.

« Le commissaire regarda le rabbin, qui, au même moment, tournait les yeux vers lui. Tous deux souriaient de la simplicité de la femme.

« — Et toi, demanda-t-on à Jaikew, dis-nous quel est le neuvième commandement ?

« Jaikew ne s’en souvint pas ; il fallut que le commissaire lui soufflât les premiers mots pour le mettre sur la voie : — Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain.

« — Belle demande ! reprit Jaikew en souriant ; aurais-je donc attendu Resèle aussi long-temps, si j’avais voulu convoiter la femme d’un autre ? Ce n’est pas pour moi que Dieu a donné ce commandement. »


Il y a, ce me semble, une grace touchante dans ce tableau. Les bizarreries de mœurs, qui nous révèlent une race particulière, n’y nuisent pas à cette vérité générale, qu’on peut appeler la vérité humaine. Lorsqu’on a assisté aux longues épreuves des deux époux, il est impossible de ne pas être ému de ce naïf examen, où ni l’un ni l’autre ne sait formuler les devoirs qu’il a si cordialement pratiqués. Cette petite scène, simple, rapide, et qui dit tant de choses, n’est-elle pas un trait de maître ? Il y en a plus d’une de ce genre chez M. Léopold Kompert. Ses récits abondent en inspirations heureuses, en pensées fines, profondes, vraiment pratiques ; il les produit en quelques traits nets et sobres, mais il n’a garde d’insister, et les images qu’il évoque se gravent d’elles-mêmes dans le souvenir.

Je disais tout à l’heure que certains récits de M. Léopold Kompert pouvaient nous faire pressentir la prochaine disparition ou du moins un singulier affaissement du judaïsme ; l’histoire de Jaikew et de Resèle semble nous indiquer, au contraire, les chances de durée qui lui appartiennent encore. Cette patience angélique, cette pieuse et tranqui1le longanimité est une meilleure sauvegarde que la colère. Abritées sous une résignation si doucement obstinée, les croyances paraissent bien fortes, et cependant ces vertus mêmes ne sont-elles pas l’œuvre d’une religion plus haute ? Ne doit-on pas croire que Resèle a subi à son insu l’influence d’un esprit meilleur ? C’est l’esprit chrétien qui l’anime ; ce sont des vertus chrétiennes que sa conduite nous fait aimer. Assurément, la pauvre femme n’en sait rien ; si on l’interrogeait sur