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à Sainte-Hélène, où Basil Hall fut admis à lui présenter ses hommages, avait écouté avec intérêt le récit du capitaine de la Lyra. L’Europe entière l’avait lu avec avidité. Le désintéressement, la bonté, la félicité des Oukiniens étaient presque passés en proverbe. On n’eût point osé parler des Lou-tchou sans attendrissement. Si des hommes dévoués ne fussent venus étudier de plus près cette idylle, la triste réalité n’eût peut-être jamais pris la place du roman ; mais les missionnaires catholiques, dont les observations ont été confirmées par les rapports du docteur Bettelheim, nous ont fait connaître la cruelle oppression sous laquelle gémit dans ces îles pastorales le peuple asservi par les grands que dirige la main du proconsul japonais. Ils nous ont aussi appris les motifs secrets de ce désintéressement qui avait lieu de surprendre les voyageurs. En refusant le prix des provisions qu’ils fournissaient aux navires étrangers, les mandarins d’Oukinia ne faisaient qu’obéir aux ordres du Japon. On agissait à Nafa en vertu du principe adopté à Nangasaki. On voulait bien secourir les navires brisés ou désemparés par les tempêtes, hâter par tous les moyens possibles leur départ ; mais on déclinait tout paiement, afin de ne point ouvrir par cette voie détournée une porte au commerce extérieur. Les relations commerciales avec l’Europe, voilà surtout ce que, dans les îles Lout-chou, l’on tient à éviter. Dès qu’on parle aux autorités de Choui de traités ou d’échanges, ils supplient le ciel de détourner d’eux ce malheur. « Regardant de loin la terre occidentale, allumant les bâtonnets, saluant de la tête et des mains, ils implorent comme le bienfait d’une nouvelle création » l’indifférence et l’oubli de l’Europe. « Le vil royaume, disent-ils, est une terre aussi petite que le coquillage famagoudi[1]. Il ne possède ni or, ni argent, ni cuivre, ni fer, ni étoffes de coton, ni étoffes de soie. Les grains n’y abondent point. Souvent des tempêtes ou des sécheresses détruisent les moissons ; il faut se nourrir alors de soutitsi[2], et encore le peuple n’en peut-il avoir à satiété. Le riz apporté par les marchands de Tou-kia-la sauve seul en ces occasions la vie des habitans. Si le vil royaume d’Oukinia voulait faire alliance avec d’autres nations, les Japonais ne permettraient plus aux navires de Tou-kia-la de venir à Nafa-kiang. Les choses nécessaires aux mandarins et au peuple, on ne pourrait se les procurer nulle part : le royaume ne pourrait plus subsister. Comment peut-on proposer des traités de commerce à un si pauvre peuple ? »

C’est par cette humilité, par cette affectation de misère, que les mandarins des Lou-tchou croient pouvoir se défendre de l’esprit envahissant de l’Europe. À la puissance redoutable de nos navires de

  1. Littéralement « ordure du rivage. »
  2. Espèce de bruyère dont on mange la racine.