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aux chrétiens chinois, il n’entrait, Dieu merci, aucune idée étroite, aucun esprit de secte, aucun des vieux préjugés du moyen-âge. Nous avions d’ailleurs à reconnaître envers un ministre protestant la conduite généreuse et les bons procédés de plus d’un capitaine anglais ou américain envers nos missionnaires. Vis-à-vis de M. Bettelheim en particulier, nous devions nous montrer touchés de l’intérêt sympathique qu’il avait témoigné à M. Leturdu après la mort de son confrère.

Le père Leturdu et M. Bettelheim passèrent la nuit à bord de la corvette. Le père Leturdu ne dormit guère. Nous lui avions annoncé notre intention de partir dès le lendemain pour Manille, et il se sentait tout ému de quitter si brusquement cette île, dans laquelle il avait apporté, deux ans auparavant, de si chères espérances. À quatre heures du matin, nous étions éveillés et prêts à descendre à terre ; mais c’était un dimanche, et le père Leturdu nous demanda la permission de célébrer la messe en présence de l’équipage. Nous y consentîmes de grand cœur. Les matelots se réunirent dans la batterie, et le jeune missionnaire offrit pour eux ses prières au ciel. Bien que nous fussions tous plus ou moins des enfans de ce siècle sceptique, et que nous eussions probablement moins redouté, s’il eût fallu choisir, de passer pour des libertins (on sait la valeur de ce mot dans la bouche d’Orgon) que pour des hypocrites, nous ne pûmes nous empêcher d’être vivement impressionnés par la vue de ce jeune homme, qui, vêtu d’une grande soutane blanche, plus semblable à une ombre qu’à un être vivant, les traits illuminés par la foi qui faisait sa force, priait avec tant de ferveur pour ces rudes marins, dont les formes athlétiques présentaient un pénible contraste avec la physionomie si délicate, avec l’apparence si frêle du missionnaire amaigri par la souffrance et par les austérités.

Dès que la messe eut été célébrée, les officiers que le service ne retenait point à bord se partagèrent entre trois embarcations, et nous fîmes route de conserve vers le virage de Toumaï. C’est là, non loin de Nafa et à deux milles environ, qu’habitaient les missionnaires français. Nous passâmes entre les bancs qui protégent la rade intérieure de Nafa-kiang, et, suivant un canal bordé par deux longues jetées, nous débarquâmes sur le quai de Toumaï. La première fois que le père Forcade posa le pied sur la terre des Lou-tchou, à l’endroit même où nous venions d’aborder, il remarqua une croix gravée sur la pierre. Cette croix était-elle l’hommage pieux d’un des anciens chrétiens du Japon, ou fut-elle placée là par l’ordre du gouvernement japonais, qui voulait obliger ainsi les insulaires on les étrangers à ne point pénétrer dans l’île sans avoir foulé aux pieds cet emblème d’une religion persécutée ? C’est ce que nos missionnaires essayèrent vainement de découvrir. Notre première pensée en débarquant, fut de prier M. Leturdu