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encore leurs voiles, s’éloigner, s’amoindrir et presque disparaître au milieu du groupe d’îlots appelés les Naranzos. Pour nous, qu’une ancre de seize cents kilogrammes retenait immobiles, nous pûmes mesurer la vitesse du courant par les procédés qui nous eussent servi à estimer la marche du navire. Cette vitesse était à notre mouillage de cinq milles à l’heure ; elle devait dépasser sept ou huit milles dans les canaux étroits des Naranzos. Qu’allaient devenir les deux bricks livrés au caprice d’un pareil courant ? Pourraient-ils trouver un fond convenable pour mouiller, avant d’avoir atteint la côte abrupte qui, comme ces rivages fabuleux dont parlent les contes arabes, semblait exercer sur la carène des navires la magique attraction d’un irrésistible aimant ? La brise cependant vint à fraîchir, la violence de la marée s’affaiblit, et, au moment où nous nous disposions à mettre sous voiles pour profiter de ces circonstances favorables, nos compagnons de route avaient déjà regagné en partie le terrain que quelques heures de marée, contraire leur avaient fait perdre.

Entrés dans le détroit de San-Bernardino le 13 mai, nous n’en sortîmes que le 19. Il nous restait quatre cents lieues à faire pour atteindre l’île de Guam. C’eût été peu de chose, si la mousson du sud-ouest se fût étendue, comme on nous l’avait annoncé, jusqu’aux îles Mariannes, mais ce n’est que pendant les mois d’août, de septembre et d’octobre que le cours des vents alizés se trouve interrompu dans l’Océan Pacifique. Au mois de juin, nous trouvâmes les vents d’est aussi constans et aussi invariables que dans toute autre saison de l’année. Ce ne fut qu’après quarante jours de lutte que, sans cesse repoussés par les courans, contrariés tantôt par des calmes, tantôt par de fortes brises ou de violens orages, nous pûmes enfin arriver devant le port de San-Luis d’Apra, à l’entrée duquel la Bayonnaise jeta l’ancre le 26 juin 1848.

Le port de San-Luis est protégé contre les vents d’ouest par une longue chaîne de récifs qui, prenant naissance près de l’île des Chèvres, étendent vers la pointe Oroté leur barrière écumante et leur digue indestructible. C’est à l’abri de ce premier rempart que la Bayonnaise avait mouillé. De cette rade déjà sûre, on voyait se développer vers l’est, la vaste baie d’Apra, presque entièrement envahie par d’immenses plateaux de madrépores. Si, par une calme matinée, avant que le soleil dardât ses rayons sur les flots transparens de la baie, on étudiait du haut de la mâture ces dangers sous-marins, on distinguait facilement un réseau de lignes bleues qui se croisait en tous sens au milieu des masses calcaires élevées du fond de la mer par d’innombrables zoophytes. Ce méandre de canaux étroits et profonds aboutissait à une série de bassins dans lesquels les plus gros navires auraient pu trouver un asile. Le bassin le plus oriental, connu sous le nom de Cadera-Chica, reçoit souvent les baleiniers qui, après avoir poursuivi sur les côtes du