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la suivre, m’attacher à elle jusqu’à sa dernière heure, et partager son sort, quel qu’il fût. Je n’en fis rien. Distrait par un autre attachement, je sentis relâcher le mien pour elle, faute d’espoir de pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle, et ne la suivis pas. »

Fiez-vous donc à la morale du cœur, à celle qui cherche les devoirs dans les émotions, et qui ne croit l’homme obligé que lorsqu’il est attendri ! L’idée du devoir a cela de bon, qu’elle résiste à la lassitude, à la distraction, à l’oubli, et que nous nous sentons coupables quand nous nous sentons négligens ou indifférens. Quand l’obligation, au contraire, vient seulement des sentimens, elle s’efface avec le sentiment même qui l’a créée.


II

J’ai fait dans Rousseau l’histoire de l’homme sensible ; elle est triste. Je dois faire maintenant l’histoire de l’écrivain et de ses commencemens.

Les jeunes gens aiment à croire que le génie n’a qu’à se montrer pour être aussitôt accueilli par la gloire et par la fortune. L’histoire enseigne que le génie, au contraire, a beaucoup à lutter, beaucoup à souffrir avant de se faire sa place dans le monde. Les siècles ne croient pas légèrement au génie. Pour réussir, le génie a besoin de persévérance, et c’est par cette qualité-là surtout qu’il se fait reconnaître. Les génies et les talens qui n’ont que l’étoffe d’un ou deux ans d’éclat tout au plus, ceux-là sont nombreux, et le monde les paie par la vogue, qui est la gloire du quart d’heure. Les génies au contraire qui sont patiens et féconds, ceux-là sont les vrais, et c’est ceux-là seulement qui ont une gloire qui s’affermit par le temps.

L’histoire des commencemens de Jean-Jacques Rousseau justifie ces réflexions. Ces commencemens furent pénibles et obscurs. Il avait quitté les Charmettes avec quinze louis dans sa poche et un nouveau système pour noter la musique. Ce fut comme musicien qu’il se présenta d’abord à Paris. Son système de notation musicale ne fut pas accueilli par l’Académie des Sciences, quoiqu’il eût été fort complimenté par les académiciens quand il était venu leur lire son mémoire. Ses protecteurs étaient indifférens et distraits, et ses quinze louis se dépensaient rapidement. Il en attendait la fin, se livrant tranquillement à la paresse et aux soins de la Providence, quand un matin qu’il allait voir le père Castel, un de ses protecteurs : « Puisque les musiciens et les savans, lui dit-il, ne chantent pas à votre unisson, changez de corde, et voyez les femmes ; vous réussirez peut-être mieux de ce