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comme il s’encadre dans son temps, comme il s’adapte à la société ! Littérateur dans un siècle littéraire, homme de salon dans un siècle de salon, rien dans Voltaire n’est en dissonance avec son siècle. Enfant, il fait ses études au collège Louis-le-Grand sous les jésuites ; jeune homme, il concourt pour l’Académie : le collège, l’Académie, toutes institutions reçues et consacrées par l’usage. Plus tard, il fait des tragédies : le théâtre, encore une institution consacrée par l’usage. Jamais il ne manque à l’ordre extérieur établi. Le fond de ses ouvrages est hardi et remuant ; la forme est régulière et telle que la veut l’étiquette. Vieillard, il vit dans son château de Ferney, patriarche de la littérature et visité par toute l’Europe. S’il vient à Paris, il est reçu au sein de l’Académie, où il expire chargé de couronnes. Toute cette vie est, d’un bout à l’autre, encadrée dans les usages et dans les formes de la société et de la littérature. Dans Rousseau, au contraire, rien ne s’adapte à la société de son temps, ni ses pensées ni sa vie. C’est un homme de génie, et le sort en fait un laquais qui sert à table : triste humiliation qui aigrit son orgueil et enflamme ses haines, car viendra le jour où le laquais qui était debout demandera compte au maître du droit qu’il avait d’être assis. Jusqu’à près de trente-six ans, il rampe dans l’obscurité et la gêne, menant la vie des petites gens et ayant pour femme une servante d’auberge. Comment voulez-vous que le beau monde reçoive le mari d’une fille d’hôtel garni ? Où sont ses titres et ses droits ? Qui me dit que cet esclave sera Spartacus ? Chargé de fers et vêtu de haillons, ce n’est encore, à mes yeux, qu’un gladiateur comme il y en a tant. Vous frémissez de vos chaînes, Spartacus, et vous amassez dans votre ame des trésors de colère ; mais qu’importe à Rome cette colère d’un esclave ? Pour le respecter, pour l’admirer peut-être, elle attendra qu’il ait rompu ses fers et témoigné de son génie en la faisant trembler jusque dans ses fondemens. Pour admirer Rousseau, le XVIIIe siècle aussi attendait que Rousseau l’attaquât corps à corps. Ce moment vint. C’est sur une question d’académie et à une académie qu’il jette son premier défi, et que cet homme de lettres, dans un siècle tout littéraire, révèle la maladie intérieure des lettres et comment elles affaiblissent et énervent peu à peu la société. Maintenant que la lutte est commencée, l’athlète ne se repose plus : il a attaqué les lettres, il attaque l’inégalité des conditions sociales ; il attaque l’homme même du XVIIIe siècle en attaquant la manière dont il est élevé. C’est en vain que la société veut l’attirer à elle et en faire un des siens ; c’est en vain qu’on lui bâtit un ermitage à Montmorency et qu’on lui ménage une retraite à Ermenonville ; c’est en vain que Hume lui procure une pension du roi d’Angleterre. Son caractère, sa vie, son entourage, résistent à cette adoption de la société. On dit qu’il est capricieux, défiant, ingrat : eh, mon Dieu ! je ne conteste point ses torts et ses fautes ; mais