Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/17

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

besoin d’un auxiliaire. Le seul associé qu’il ait pu trouver est maître Christophe, l’aubergiste du Lion d’Or. Christophe n’est pas Israélite ; mais, né et élevé aux environs du Ghetto, il connaît les usages, les cérémonies, la langue même des Juifs de Presbourg, et ce serait là pour Leb-le-Rouge un collaborateur très convenable, s’il n’était aussi sceptique que Leb-le-Rouge est dévoué à la religion de ses ancêtres. Christophe est un esprit fort, et l’on devine que de contrastes, que de conflits bizarres entre les deux amis pendant leurs expéditions nocturnes. L’auteur a dessiné avec une rare habileté le portrait du colporteur juif tourmenté de mille façons dans ses croyances les plus chères par son impitoyable associé. L’ardent mysticisme populaire et le voltairianisme grossier d’un épicurien de bas étage sont confrontés ici et mis aux prises dans des scènes qui provoquent à la fois l’attendrissement et le sourire. Cependant Leb-le-Rouge et Christophe ont laissé derrière eux un ennemi dont ils ne se doutent pas : c’est un certain maître d’école nommé Chajim, lequel, sachant un peu le français, est devenu, à titre d’interprète entre le peuple et les soldats de Napoléon, le personnage le plus important de la province. Chacun est naturellement l’allié et le défenseur des Français, comme Leb-le-Rouge est leur plus implacable adversaire. Grande rumeur dans la population du Ghetto ; il faut se décider entre les deux rivaux, il faut prendre parti pour Leb ou pour Chajim. C’est Leb-le-Rouge, on le pense bien, qui, par son exaltation mystique, gouverne l’opinion de ses frères. Chajim est presque un renégat ; à force de fréquenter les Français, il a négligé peu à peu les observances judaïques, et il lui échappe maintes paroles qui accroissent chaque jour la défiance. Au milieu de ces événemens domestiques, rehaussés par l’art ingénieux et la sincère émotion du narrateur, on voit apparaître une calme et silencieuse figure : c’est Blumèle, la fiancée de Chajim. Blumèle est orpheline et pauvre ; elle est belle, elle est bonne, et lorsque Chajim pense qu’il va l’épouser après les fêtes de pâques, il lui semble qu’une bénédiction céleste inonde son cœur. Il ne se souvient pas de la détresse de la pauvre fille et de l’abandon ou elle vit ; il ne croit pas qu’elle lui doive de la reconnaissance pour le choix qu’il a fait d’elle ; c’est lui qui se sent l’obligé, et jamais il n’entre dans sa misérable demeure sans une sorte de crainte respectueuse. Il y a une singulière délicatesse dans ce portrait de Blumèle ; la beauté morale couvrant de son pur éclat les haillons de la misère, la dignité imposante et suave se maintenant sans effort au milieu de la condition la plus triste, c’est là certainement un spectacle digne de tenter un poète, et M. Kompert a peint cette situation en quelques traits sobres et exquis, lorsqu’il a dessiné la douce figure de son héroïne. Douce, ai-je dit ? Oui, mais quelle énergie étrange, quelle exaltation à demi barbare sous le calme de cette physionomie ! Blumèle est profondément pieuse, et si