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politiques qui s’amusaient de cette rivalité, comme on s’amuse dans le même pays aux combats de coqs.

À l’époque où Mme Grassini rencontra Mme Billington, celle-ci était depuis long-temps l’objet de l’admiration du public anglais. Née à Londres en 1763, d’une famille d’artistes allemands, elle cultiva la musique de très bonne heure, et elle se produisit avec succès en public dès l’âge de quatorze ans. Mme Billigton débuta à Dublin à l’âge de seize ans, où elle fut d’abord éclipsée par une cantatrice anglaise, miss Wheeler, qui lui était pourtant bien inférieure. Revenue à Londres, Mme Billington débuta à Covent-Garden dans un opéra du docteur Arn, Love in a vilage (l’amour dans un village), où son succès fut des plus éclatans. Mme Billington se mesura successivement avec la Mara, avec la Banti et toutes les cantatrices célèbres qui vinrent à Londres pendant les trente dernières années du XVIIIe siècle. Elle est morte dans une terre qu’elle avait achetée près de Venise le 25 août 1818, laissant une fortune de plus d’un million. Mme Billington était, comme Mme Grassini, douée d’une rare beauté, et sa vie, riche en épisodes romanesques, formerait une des pages les plus curieuses de l’histoire de la galanterie.

Lors du second voyage que Haydn fit à Londres, en 1794, il eut occasion de connaître Mme Billington, pour laquelle il composa une fort belle cantate, Ariane abandonnée. Le grand compositeur se trouvait un jour chez la cantatrice au moment où le peintre Reynolds venait d’achever un portrait de Mme Billington, représentée sous les traits d’une sainte Cécile, les yeux levés vers le ciel, et écoutant un chœur d’anges qui occupait la partie supérieure du tableau. Mme Billington demanda à Haydn ce qu’il pensait de ce portrait. — Il est ressemblant, répondit le maître, mais j’y trouve un bien grand défaut, — Et lequel ? répondit Mme Billington avec inquiétude. Elle craignait que Reynolds, qui était présent à ce dialogue, ne fût blessé de la restriction. — Le peintre, continua Haydn, vous a représentée écoutant la musique des anges, tandis qu’il aurait dû peindre les anges écoutant votre voix enchanteresse. — Émue d’un compliment si flatteur, la belle cantatrice étendit ses bras et déposa sur la bouche du divin vieillard un baiser radieux.

Mme Billington était une cantatrice très remarquable dans le style brillant, dont sa voix de soprano, étendue et très flexible, exécutait les plus grandes difficultés avec une grace parfaite. Excellente musicienne, elle lisait tout à première vue, et possédait même un talent distingué sur le clavecin. Lorsque Mme Grassini arriva à Londres, elle débuta au théâtre de Hay-Market dans un opéra de Mayer, la Virgine del Sole. Elle rencontra une certaine froideur dans le public anglais, qui, tout en rendant justice aux belles qualités que possédait la nouvelle cantatrice,