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Duprez rend avec un talent remarquable. Le second acte s’ouvre par un chœur charmant dont la mélodie est aussi distinguée que bien conduite ; viennent ensuite de très jolis couplets d’une couleur espagnole, avec l’accompagnement obligé de castagnettes, et que Mlle Duprez vocalise dans la perfection ; puis le finale, morceau d’ensemble assez vigoureux qui, pour la coupe et la distribution des voix, rappelle d’une manière sensible l’admirable finale du premier acte d’Otello de Rossini. Au troisième acte, on peut encore signaler une jolie romance de ténor que M. Poultier n’a pu chanter à la première représentation, ayant été pris d’un enrouement subit.

On ne peut pas dire assurément que l’opéra de M. Duprez renferme des idées assez neuves pour infirmer le principe que nous avons posé plus haut sur l’impossibilité de rencontrer dans le même individu la double faculté d’interprète éminent et de compositeur distingué ; mais après ces réserves, que nous sommes forcé de maintenir jusqu’à ce que l’histoire nous prouve le contraire, il est juste de convenir que l’ouvrage que nous venons d’apprécier ne peut être le fruit que d’une heureuse organisation servie par une excellente éducation. On voit que M. Duprez a l’habitude d’écrire, et que son instrumentation, sans s’élever très haut et sans offrir rien de piquant dans l’ordonnance des couleurs et l’accouplement des timbres, est traitée avec soin et parfois avec une certaine distinction. Son harmonie est souvent choisie, et l’artiste semble se complaire dans la recherche des modulations dont il abuse quelquefois, ce qui est un défaut très commun de nos jours. Un autre défaut que nous reprocherons à M. Duprez, et qu’il partage également avec la plupart des compositeurs modernes, c’est d’avoir prodigué dans sa partition les points d’orgue, les exclamations dramatiques, les notes ambitieuses enfin, qui sont à l’art musical ce que sont les points d’admiration dont on remplit les pages de certains livres. Ce moyen grossier d’éveiller la curiosité du public est aujourd’hui tellement à la mode, qu’il dispense d’avoir des idées mélodiques et de savoir les préparer. Voilà pourquoi les trois quarts des opéras qui se publient ne survivent guère aux quelques représentations qu’ils ont obtenues, grace au prestige de la mise en scène et au gosier d’une cantatrice aimée. Si M. Duprez module un peu trop souvent dans les airs, les duos et les morceaux d’ensemble, il ne module pas assez, au contraire, dans les récitatifs, qui sont quelquefois d’une grande platitude. C’est surtout dans ces détails du dialogue, qui ont pour objet d’éclaircir la situation des personnages et de préparer l’épanouissement de la passion, que se révèle la main d’un musicien habile. Lorsqu’on tient une idée plus ou moins distinguée, il n’est pas très difficile de la conduire jusqu’au bout de la carrière ; mais, pour tourner avec adresse la borne qui limite l’espace parcouru, il faut plus que du bonheur, il faut la science, qui ne supplée pas à l’inspiration, mais qui en double l’effet et en économise le produit. Voyez M. Verdi, qui certes n’est pas un musicien ordinaire : il a souvent des mélodies vigoureuses, pleines d’éclat et de passion, dont le premier élan est irrésistible. Malheureusement, lorsqu’il faut revenir sur ses pas et développer le thème choisi, l’auteur de Nabuco et d’Ernani reste court et ne sait plus que dire.

Quoi qu’il en soit de ces remarques, dont on ne contestera pas la justesse, l’opéra que M. Duprez vient de faire entendre, et qui déjà avait été représenté sur le grand théâtre de Bruxelles, est l’ouvrage d’un artiste éminemment distingué,