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— Quels sont les trois trésors de la Mantchourie ? lui demanda le père Huc. — Le jin-seng, les peaux de zibeline et l’herbe de houla, répondit le taou-tai. On connaît depuis long-temps le jin-seng en Europe ; on sait que cette racine a des propriétés toniques auxquelles les Chinois attribuent le don de ranimer, la vie, de réchauffer le sang dans les veines du vieillard. Nous ne saurions pas encore ce qu’est l’herbe de houla, si la curieuse relation du père Huc ne nous l’eût fait connaître. Le jin-seng, qui se vend au poids de l’or, ne peut servir qu’au riche ; l’herbe de boula est le trésor du pauvre. Il n’est point de bottes fourrées qui communiquent aux pieds une chaleur plus douce que les chaussures de cuir garnies intérieurement de cette herbe bienfaisante. Lin-kouei nous promit de nous en envoyer à Macao ; mais cette promesse, faite au milieu d’un dîner, ne tarda point probablement à sortir de sa mémoire, et deux ans après notre passage à Shang-hai, doublant le cap Horn à la fin de l’hiver, nous nous demandions, pendant que nous marchions à grands pas sur le pont pour nous réchauffer, ce qu’était devenue l’herbe de Lin-kouei. Il faut être juste cependant envers le taou-tai : s’il oublia un engagement pris à la légère, il se souvint du père Huc. Rentré chez lui, après un dîner qui s’était prolongé jusqu’à dix heures du soir, il saisit le plus délicat de ses pinceaux, et, sans vouloir attendre jusqu’au lendemain, remercia par écrit le missionnaire catholique du plaisir qu’il avait éprouvé à l’entendre.

C’était le guerrier mantchou qui nous avait promis l’herbe de houla : ce fut le mandarin chinois, Lin-kouei, notre plus humble frère cadet, qui, avec un cœur droit, nous prévint que le seizième jour de la première lune (8 février), à trois heures du soir, un repas attendrait la lumière de notre présence. Dans une salle ouverte à tous les vents, où les plus heureux d’entre nous étaient ceux qui avaient pu gagner le voisinage du brasero au fond duquel des cylindres de charbon de terre pilé se consumaient lentement, se trouvait servi un splendide banquet chinois que M. de Montigny avait eu l’heureuse idée d’enrichir de deux énormes pâtés européens offerts au taou-tai. En face de la table se dressait la scène d’un théâtre improvisé. On connaît la passion des Chinois pour le théâtre. Il n’est guère de fête qui ne soit suivie chez eux de quelque représentation dramatique, et cependant la profession de comédien est souverainement méprisée dans le Céleste Empire. Des troupes d’acteurs ambulans parcourent les provinces, montent sur les tréteaux des places publiques, ou vont de maison en maison égayer les loisirs des riches particuliers, qui les appellent. Les rôles de femmes sont ordinairement joués par de jeunes garçons, et, comme ce n’est qu’après les premières années de la jeunesse qu’on voit apparaître sur le menton des Chinois le tardif duvet d’une barbe en général peu fournie, l’illusion à cet égard est complète. Du reste, on le sait, peu ou