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frêles barques, ne peuvent ressembler aux paisibles desservans de nos paroisses. Ils ont je ne sais quoi de hardi et de résolu dans les manières qui les distingue du soldat évangélique condamné à végéter toujours dans la même garnison.

Quand nous eûmes visité le monastère dans tous ses détails, le père Poissemeux voulut nous montrer le tombeau de l’illustre néophyte converti par le père Ricci. Ce tombeau s’élève à douze pieds environ au-dessus du sol. Autour du sépulcre, deux lions de pierre, des lions chinois, qui ne ressemblent guère à ceux de Barye, rappelaient la puissance du mandarin ; deux chevaux près de là figuraient sa majesté, et, placées en regard, touchant presque le mausolée, deux brebis représentaient le peuple. Des chrétiens qui comptaient parmi leurs ancêtres les oncles du dernier ministre de la dynastie des Ming nous furent présentés par le père Lemaître. On eût voulu nous conduire dans la chaumière où cette famille déchue conserve encore les portraits de Paul Su et de ses parens, mais la nuit allait bientôt arriver ; la marée descendait déjà depuis deux heures, et nous dûmes prendre congé de nos aimables hôtes pendant qu’il nous restait encore assez d’eau et de jour pour regagner le Wampou. On ne nous laissa point partir cependant sans nous obliger à emporter un souvenir de notre passage à Su-ka-wé. Pour ma part, j’eus deux idoles, le dieu des nuées à la face flamboyante et le patron des familles dont la protubérance frontale accusait la bienveillance extrême, idoles mutilées, jadis l’objet de la vénération d’un bonze, mais dont ce prêtre converti se fût servi pour faire chauffer son thé, si un missionnaire bien inspiré ne se fût opposé à ce vandalisme inutile.

De toutes les journées que nous passâmes à Shang-hai, celle-ci fut pour nous la plus intéressante : elle avait été employée tout entière dans la société des hommes qui ont le plus d’occasions d’observer non pas les mœurs toujours altérées, toujours un peu factices des villes, mais les mœurs de la campagne. En Chine plus que partout ailleurs, si l’on veut retrouver quelques restes des vertus antiques, c’est loin des villes qu’il faut les chercher. Les cultivateurs du Kiang-nan, comme les habitans clos Lou-tchou, se distinguent surtout par les qualités passives qui échappent le mieux à l’action délétère du matérialisme la simplicité et la douceur. Dans cette riche province, nos missionnaires n’ont point à craindre la persécution ; ils ne se plaignent que de l’humeur insouciante et joviale des païens qu’ils veulent convertir. Semblables à ce peuple de l’antiquité qui n’avait pu sans rire sacrifier un bœuf à Neptune, c’est par un mot plaisant que ces joyeux sceptiques s’efforcent d’échapper aux efforts du prédicateur. Ce sont les Andalous de la Chine comme les Fo-kinois en sont les Catalans. Ces paysans pacifiques ne possèdent point en général le champ qu’ils cultivent ; ils le reçoivent à titre de fermage des mains du