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rien ne nous frappait plus vivement que de trouver tant de coutumes et d’institutions presque européennes. Quand on nous expliquait le mécanisme des banques chinoises ; quand on nous parlait de lettres de change circulant d’un bout de l’empire à l’autre, quand on nous citait le papier-monnaie avec lequel le fondateur de la dynastie mongole, Koubilaï-khan, pavait jadis ses armées, quand on nous faisait parcourir enfin les longues galeries des monts-de-piété où l’usure exploite jusqu’aux plus misérables baillons, jusqu’à la casaque trouée du pauvre[1], nous ne pouvions assez nous étonner de ces analogies entre deux civilisations qui ont grandi à part, complètement étrangères l’une à l’autre, et sont arrivées cependant à rencontrer les mêmes inspirations pour répondre aux mêmes besoins.

En quittant dès le matin la corvette, nous partions sans but déterminé, laissant au hasard le soin de nous conduire. Quelquefois un spectacle en plein vent nous arrêtait au coin d’une rue ; d’autres fois, les aigres accens d’un hautbois nous attiraient dans l’intérieur d’un temple : tout un orchestre y occupait une estrade élevée en face de l’autel. Les cordes métalliques du yon-kam mêlaient leurs grincemens à la voix grave du ta-tong et aux ronflemens du sam-siou[2], pendant qu’un malheureux enfant aux veines gonflées, à la face cramoisie, exhalait d’une voix perçante des strophes qui semblaient devoir épuiser son dernier souffle. Un honnête marchand payait tout ce tapage ; il était là, calme et placide, offrant d’un air béat aux mânes de ses ancêtres cette mystique harmonie et le fumet d’un repas splendide qu’il avait fait dresser devant l’image vénérée de Bouddha. Notre présence ne parut causer aucun déplaisir à ce lugubre amphitryon. Il nous sourit d’un air de bonne humeur et nous fit signe d’avancer jusque sur les marches de l’autel : nous n’avions point à craindre de troubler ses prières ou sa douleur, car il n’était venu dans ce temple que pour accomplir un rite. On n’eût pu découvrir sur ses traits la moindre émotion, le plus léger indice d’un pieux souvenir ou d’une religieuse espérance.

Les Chinois sont le peuple le moins spiritualiste de la terre. Ils ont à peine le pressentiment d’une autre vie, et, acceptent cependant avec une singulière apathie la pensée de la mort. « Naître et mourir, disentils, sont également dans les lois de la nature. C’est le jour qui fait place à la nuit ; c’est l’hiver qui succède à l’automne. » En Europe, nous tenons à éloigner de nos yeux tout ce qui pourrait nous rappeler ce cruel

  1. Ces monts-de-piété sont des établissemens particuliers, autorisés par les mandarins, où les préteurs sur gages prélèvent des intérêts énormes. Le mont-de-piété que nous avons visité à Shang-hai était un immense édifice rempli de vieux vêtemens. Cet édifice avait servi en 1842 de logement aux troupes anglaises, qui y trouvèrent un pillage facile.
  2. Instrumens de musique chinois.