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l’état-major de la corvette. Ce jour-là, le brouillard qui pèse si souvent sur les bords humides du Wampou s’était dissipé devant les premiers rayons du soleil, la gelée avait raffermi le sol, et nous pûmes, sans nous embourber jusqu’à la cheville, traverser les ruelles fangeuses qui conduisent du rivage à la demeure de M. de Montigny.

Un goût délicat s’était chargé d’embellir cette humble retraite et de transformer un cottage chinois en maison européenne. Chaque été malheureusement les grandes crues du Wampou venaient inonder le jardin, baigner le rez-de-chaussée et souiller de leur limon les parquets posés à fleur de terre. Si l’on voulait échapper aux miasmes pestilentiels qu’engendrent ces inondations, il fallait évacuer le consulat de France pendant un ou deux mois de l’année, et s’enfuir avec la majeure partie des résidens européens jusqu’aux lointaines collines qu’on voit du haut des pagodes de Shang-hai s’élever comme des îlots perdus au milieu d’un océan de rizières. On éprouvait un sentiment d’intérêt pénible en pénétrant sous ce toit hospitalier. Toute une jeune famille s’y trouvait réunie. Pieusement associée à l’exil paternel, grandissant dans la joie et dans l’innocence, elle semblait sourire aux dangers de ce sol perfide ; mais les hôtes qu’elle charmait par sa gaieté naïve ne pouvaient s’empêcher de sonder pour elle l’avenir, et de songer à quelle soie fragile, à quelle santé précaire, à quelle existence toujours prompte à se prodiguer était suspendu tout ce bonheur[1].

L’orgueil patriotique de M. de Montigny s’était promis de rehausser aux yeux des Chinois, par un appareil imposant, le caractère officiel du ministre de France. Vingt chaises, les plus splendides qu’on eût pu trouver, étaient réunies au consulat : le dernier des élèves avait quatre porteurs pour lui seul. La chaise du ministre de France reposait sur les épaules de huit caryatides ; celle du commandant de la Bayonnaise était supportée par un triple brancard. Sur le bonnet des coulis s’étalait fièrement la houppe de soie aux couleurs nationales. Les domestiques du consul, transformés en écuyers, ouvraient la marche. Le page de M. Kleiskowsky, malicieux vaurien aux yeux de singe, véritable Flibbertigibbet chinois, fustigeait de sa queue les curieux qui ne se rangeaient point assez vite pour nous livrer passage. Aussi la foule s’ouvrait-elle respectueusement devant nous ; les lettrés au bouton d’or se collaient contre la muraille, le menu peuple se pressait dans les carrefours pour nous voir. On eût dit la marche triomphale d’un Bouddha vivant dans quelque cité sainte de la Mongolie ; mais les rues de

  1. En se rendant par terre de Ning-po à Shang-hai, M. de Montigny a souvent couru de grands dangers ; mais la plus périlleuse aventure où l’ait entraîné son dévouement, c’est cette campagne de quinze jours sur les côtes de Corée dont les journaux anglais nous ont transmis le récit, campagne qu’il n’hésita point à entreprendre dans une lorcha portugaise pour recueillir l’équipage du baleinier français le Narval, naufragé sur une des îles qui bordent la péninsule coréenne.